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Martin-Lothar

Onzième Conte du Quanta — L’Avion

10 Janvier 2025 , Rédigé par GJG Publié dans #Contes du Labyrinthe

Pour icelles et iceux qui ne connaissent pas mes Contes du Quanta, je précise qu'il s'agit de nouvelles où le bizarre se dispute avec le hasard, le quantique avec le binaire, entre autres trucs  mystérieux, voire machins impossibles.
Ce sont des textes intéressants (ou pas) qu'il convient de lire calmement, en les sirotant et surtout, en se gardant de commencer par la fin où apparaît (peut-être) la clé, la révélation de l'histoire : sachez jouir de votre plaisir de lire.

Onzième Conte du Quanta — L’Avion

Docile à l’appel d’un arôme,
D’un rayon ou d’une couleur,
L’atome vole vers l’atome
Comme l’abeille vers la fleur.

(Théophile Gauthier, Affinités Secrètes, Émaux et Camées)

« Tous les matins je vais à la plage du hier et je n’y ramasse que ce qui a été laissé par la mer de la nuit, enflammé par l’aurore. » 
« Cada mañana voy a la playa del ayer y recojo (sólo) lo depurado por la mar de la noche, lo encendido por la aurora. » 

(Juan Ramón Jiménez, 1881-1958, Aphorismes)

Il est 8h quand nous décollons de la piste 15 de Perpignan-Rivesaltes — pour les intimes ou encore « LFMP » pour les extimes d’outre-monde.
Notre code transpondeur est « 0666 ».

— « Vroutmerdre ! ça commence bien avec un tel chiffre » me dit en riant Paul, mon copilote.

Paul est un Breton de père en fils et un Hongrois de mère en fille.

— « Mais peste, pourquoi ma mère de Buda est allée se perdre un jour à Lorient ? » me demande-t-il souvent.

Je ne lui ai jamais répondu.

Nous sommes déjà à 5000 pieds et la tour nous demande de contacter le contrôle de Montpellier.

Paul a quinze ans de plus que moi et il est à l’aviation ce que le capitaine Haddock est à la marine marchande : un mythe, la barbe, la verve, la morgue et la dive bouteille. Tout y est.

— « La tempérance, n’est-ce pas la vertu la plus vicelarde de toutes ? » me tempête-t-il souvent après chaque biture.

Je ne lui ai jamais répondu.

Nous nous envoyons enfin en l’air et prenant nos 9000 pieds d’altitude et nous prévoyons d’en rester là jusqu’à la balise de Marseille.

 — « Et 9000 pieds royaux ne feront jamais que trois petits kilomètres républicains » me précise tout de go mon inénarrable et impeccable copilote.

J’embraye alors l’autre pilote — automatique, celui-là — le troisième pilote de notre bon vieux Beechcraft King Air qui fait aussitôt siffler la douce mélodie de ses deux hélices turbinées. Le ciel est pur, le vent nul, la température douce, la pression stable et la mer Med miroite de son azur le plus mythique. Du reste, jusqu’à Mandelieu, il n’y a pas l’ombre d’un nuage dans les bulletins météo.

Cela fait bientôt deux ans que je fais équipe avec Paul. Nous sommes les VRP volants d’une entreprise d’avionique et ce vol entre Perpignan et Mandelieu en rajoutera un peu plus au mille et un mille que nous avons parcourus tout au tour de l’Europe.
Mais ce sera le dernier saut de puce pour ce briscard de Paul qui a décidé de raccrocher et de se mettre en retraite dans sa Bretagne natale pour y écrire une histoire de l’aviation.

— « Cela sera la nouvelle bible et je compte sur toi pour en être un de mes prophètes »

J’ai toujours aimé la façon dont Paul se fout de ma gueule. Cela étant, je suis persuadé que son bouquin sera une pépite pour tous les Icare et autres enfants d’Eole.

Nous revenions de Gibraltar quand Paul m’a demandé de faire une escale à Perpignan pour rendre visite à un vieux copain retraité de l’aéronavale et éventuellement pour enfin connaître le vrai centre du monde que serait la gare de cette vénérable ville occitane.
Que voulez-vous refuser à ça ?
La gare ne nous a pas impressionnés du tout, mais le pote de Paul valait franchement le détour. Sa cave aussi du reste et pour nous en remettre, il nous a fallu attendre deux jours ce 31 juillet 2018 pour reprendre notre périple bon pied bon œil.

Nous passons au large de l’étang de Berre, puis de Marseille et nous filons droit sur l’île de Riou quand Paul me dit : 

— « Tiens, c’est par là que … »

Mais il ne finira jamais cette phrase.
Et pour cause : notre avion pénètre soudain dans une sorte de nuage multicolore le plus improbable et le plus impossible qui soit. 
Du jamais vu, du jamais aperçu et du jamais vécu.
Tout se passe en quelques secondes qui nous statufient Paul et moi.
L’altimètre s’affole. Et puis des turbulences. Ça commence à vibrer de partout.
Et soudain un trou d’air. Et puis deux. Et puis nous remontons de 500 pieds aussi sec. Et une troisième descente aux enfers bien plus bas et plus rapide…
Curieusement, dans ce chaos, le pilote automatique ne se débranche pas — comme il aurait dû le faire en pareil cas — et il semble même reprendre le dessus et bientôt tout se calme sauf que notre nuage vient de passer de l’arc-en-ciel à une très belle couleur rouge-orangé, genre sumac d’automne.
Mais nous n’y voyons pas plus loin que le bout de nez de notre avion.

Paul appelle le contrôle de Marseille : une fois, deux fois, trois fois. Mais aucune réponse. Il continue quand même à causer dans le micro pour essayer de décrire notre situation. Il ne trouve pas ses mots et il en oublie même ses bordées de jurons.
Faut dire que ce n’est pas banal ce qui nous arrive.
Nos radios ne captent aucune fréquence et notre écran radar est dans le coma.
Et puis ce silence… Nous n’entendons même plus les moteurs qui d’après leurs huit cadrans semblent pourtant moins stressés que nous. Nous avons l’impression de voler dans un brouillard de coton et de couleurs, une brume boréale. Voilà, c’est le mot, boréal…

Paul scanne les deux radios, mais pendant plusieurs minutes aucune fréquence n’accroche. Il relance les bidules qui enfin se fixent clairement tous deux sur un étonnant et à jamais impossible « 888.88 mHz ».

— «  Non, mais oh ! c’est quoi ce bordel ? » hurle-t-il.

Aussitôt, l’écran central du radar se rallume et indique deux autres aéronefs se déplaçant à moins de cinq kilomètres de nous. L’un est droit devant nous à la même altitude et se dirige comme nous vers l’est et l’autre, bien plus bas, à bâbord, se dirige vers le sud.

Nous n’avons pas le temps de réagir à ça quand une série de « bips » retentissent dans nos casques. Nous comprenons bien vite qu’il s’agit d’un SOS émis sur la seule et bien étrange fréquence que nous avons captée.
Ce simple signal déclenche immédiatement tous les appareils d’enregistrements audio, vidéo et de positionnement dont notre avion-vitrine est équipé.

Paul appelle cette radio et la réponse ne se fait pas attendre : c’est une voix grave et sereine qui nous annonce alors :

— « fuite de carburant. Mon second moteur vient de s’arrêter. Trop loin de la côte. Je vais droit au crash. Je suis devant vous à 5000 pieds. Cap 90 degrés. Cherchez-moi. Suivez-moi et retrouvez-les. »

De tels propos n’étant que des ordres dans de telles circonstances, je remets les gaz et pointe le cap à 92 degrés vers où cet avion en perdition semble se situer sur notre radar.
Et ce foutu brouillard orange qui nous colle à la carlingue…
Notre carte GPS reprend cependant de la vigueur et nous indique que ce mystérieux orage boréal nous a déviés d’au moins 40 kilomètres de la côte. Nous sommes au large de Bandol à présent et nous constatons que l’autre avion perd rapidement de l’altitude.
Trop rapidement…

Paul rappelle et demande au l’autre de s’identifier. Des passagers ? Quel appareil ?
Pas de réponse. Il est trop occupé évidemment.
Il faut insister. A cette distance de la côte et compte tenu de sa position et de sa chute, il est foutu ce zinc !
Un amerrissage avec un avion, quel qu’il soit, même avec un pilote chevronné, c’est une chance sur dix d’en réchapper. Sans parler de la suite…

Bientôt, d’après nos instruments, l’autre avion n’est plus qu’à 800 mètres devant nous et à 300 mètres au-dessus de la mer. Mais de visu, rien…

C’est foutu pour lui.

Paul appelle de nouveau et nous avons alors pour toute réponse très énigmatique :

— « Dites-leur enfin que c’était pour moi un accident, un simple accident. Comme pour les autres, là en bas, un accident. Retrouvez-les, retrouvez-les »

Au radar, nous ne sommes plus qu’à environ 100 mètres de lui qui semble planer encore un peu. Je descends pour me mettre à son altitude. Mais nous ne voyons rien.
Si près de la mer, j’ai les yeux rivés sur l’altimètre et la main crispée sur la manette des gaz…

Et puis il y a ce hurlement de Paul quand tout se dégage…
Le brouillard rouge-orangé disparaît subitement. Nous sortons enfin de cette incroyable « boréalité ».
Je jette un coup d’oeil rapide sur la droite et j’aperçois ce qu’il voit.

Stupéfaction !

Je réduis un peu les gaz et je mets les volets à 5% et Paul de s’écrier :

— « Nom de dieu de noms des dieux, mais c’est un  P-38 Lightning ! »

À peine dits, nous voyons cet avion piquer du nez et tout juste à la surface de l’eau, disparaître en un éclair…
Et disparaître sans faire de vague ni d’écume.
Sans le moindre plouf.
Totalement évaporé le P-38.
Un fantôme d’avion quoi.

Quant à nous, pas loin de 50 mètres au-dessus de la mer, je remets les gaz à fond, car nous nous dirigeons droit sur une corvette de la Marine nationale qu’en quelques secondes, nous frôlons d’un rien. 
Bientôt, tout se bouscule dans nos têtes, nos oreilles et surtout, sur les fréquences radio que nous récupérons toutes.
Nous sommes aussitôt interceptés par un avion de chasse qui nous demande d’aller atterrir à Hyères Le Palyvestre pour rapport et constat…

Ce qui nous réconforte Paul et moi, c’est que nous ne sommes pas les seuls témoins de ce drame.
Beaucoup, sur mer, sur terre et dans les airs ont constaté ce drôle de phénomène météorologique, ce brouillard multicolore qui nous a enveloppés de Marseille à Toulon. Ce bazar « météo illogique » comme Paul le désignera plus tard dans son bouquin.
Beaucoup aussi ont entendu le SOS de l’avion fantôme puis ont capté cet appareil dans leur radar, comme ils ont perçu et enregistré toutes nos conversations avec son pilote tout aussi fantôme.
Par contre, nous ne sommes que trois, Paul, le pilote de chasse et moi à avoir assisté à son crash irréel et qui en ont relevé la position GPS.

Nos vidéos, visionnées par beaucoup quelques minutes après notre atterrissage, dévoileront bientôt qu’il s’agissait effectivement d’un vénérable P-38 Lightning — un quasi-avion-dinosaure, une machine de musée que même le plus mordu des collectionneurs n’imaginerait même pas faire ou voir encore voler.
Et cerise sur le gâteau, avant de tous tomber sur le cul, la carlingue portait l’incroyable immatriculation de « F-5B-1-LO » !
Bref, c’était le zinc que Antoine de Saint-Exupéry pilotait et avec lequel il a disparu des radars de l’Histoire il y a 73 ans exactement, un 31 juillet 1944…

— « Mais c’est quoi cette mascarade ? »

Le malaise remonte alors de pas mal de crans quand on se souvient que l’épave du P-38 de Saint-Ex avait été retrouvée et identifiée en septembre 2003, au large de l’île de Riou, soit quelque 50 kilomètres plus à l’ouest du « pseudo crash »…

— « Une telle dérive d’une épave en fond de mer semble totalement impossible ! »

Mais c’est au droit de cette île que notre avion a été pris dans ce nuage boréal…

— « Et que signifient les derniers mots du pilote : « retrouvez-les, retrouvez-les » ? »

Finalement, il n’est pas décidé d’entreprendre des recherches plus approfondies à l’endroit où cet « avion fantôme » aurait disparu, sachant que quelques minutes après l’accident, la corvette de la Marine nationale n’y a repéré aucun débris ou trace quelconque. 
La position du présumé crash est cependant notée sur le journal de bord et dans les rapports :  

— « 42° 52′ nord, 5° 47′ est »

Les autorités militaires et civiles nous déconseillent de publier nos vidéos : elles ne seraient jamais prises au sérieux. Elles feront cependant une enquête, mais cette « affaire » devra être rapidement classée sans suite : ces trois pilotes ont eu certainement une hallucination causée par un phénomène météorologique encore inexpliqué…

Nous quittons finalement Hyères pour rejoindre Mandelieu où nous atterrissons vers 20 heures, ce 31 juillet 2018.
Après un rapide dîner, nous sommes allés nous coucher pour seulement quelques heures d’un sommeil bien trop agité…

Épilogue
Les semaines passent. Paul a battu en retraite dans sa thébaïde bretonne pour se plonger dans la rédaction de sa bible aérienne. Quant à moi, je repris ma tournée commerciale et volante à travers l’Europe avec son jeune remplaçant qui tient plus de Tintin que du capitaine Haddock.
Les mois passent ainsi quand début juillet 2019, alors que je suis en Autriche, je reçois un appel de Paul qui m’apprend qu’un de ses contacts à Hyères l’a informé qu’un navire océanographique venait de détecter une épave gisant à très grande profondeur à l’endroit précis du présumé crash de notre P-38 fantôme.
Des plongées de drones marins vont être effectuées pour en savoir plus…

— « Mille millions de milliards de tonnerres de Brest, nous n’avons peut-être pas halluciné camarade ! »

Trois jours plus tard, Paul me rappelle complètement bouleversé : ce n’est pas l’épave d’un avion qui a été découverte, mais celle du sous-marin la Minerve disparu et recherché avec ses 52 membres d'équipage depuis le 27 janvier 1968.

— « Il faut allumer un cierge à Saint-Ex, car grâce à lui, on les a enfin retrouvés ! »

 

GjG, le 10 janvier 2025

 

Autour de ce conte, consultez :

Sur Saint-Exupéry
Sur la Minerve

La traduction de la citation en exergue de Jiménez est de Philippe Billé.

Illustration : Cockpit d’un Beechcraft King Air -  Au fond, à droite le cap Croisette et à gauche, l’île de Riou. (X-Plane Flight Simulator).

Fin de loup

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