Huitième conte du Quanta — le Poisson Rouge
Pour icelles et iceux qui ne connaissent pas mes contes du Quanta, je précise qu'il s'agit de nouvelles où le bizarre se dispute avec le hasard, le quantique avec le binaire, entre autres trucs mystérieux, voire machins impossibles.
Ce sont des textes intéressants (ou pas) qu'il convient de lire calmement, en les sirotant et surtout, en se gardant de commencer par la fin où apparaît (peut-être) la clé, la révélation de l'histoire : sachez jouir de votre plaisir de lire.
« Par la vitre ouverte du salon, je vis de grands poissons effarés qui passaient comme des fantômes dans les eaux en feu. Quelques-uns furent foudroyés sous mes yeux… » (Jules Verne, Vingt-mille Lieues Sous Les Mers)
On sonne à ma porte. J’ouvre. C’est la sorcière.
Cette sorcière est ma voisine de palier, Magdalena Flamel.
C’est mon bailleur de notaire qui la surnomme gentiment « la sorcière » et pour tout dire, elle mérite bien ce sobriquet.
Les jours suivants mon emménagement, j’ai vainement frappé à sa porte pour me présenter. Les sorcières modernes n’ont pas de sonnette et sont sourdes comme des pots de graisse de vipères.
Plus d’un mois plus tard, je l’ai enfin rencontrée sur le palier où elle passait l’aspirateur. Les sorcières modernes n’ont plus de balais, mais des machines très peu magiques et efficaces.
Imaginer Madganela avec un chapeau pointu sur la tête et on croit découvrir un de ces personnages de Disney. Une petite vieille maigre et rabougrie, vêtue d’oripeaux d’outre-tombe, un visage pâle, ridé et grimaçant dont les multiples verrues brunes ou verdâtres en rajoutent au sinistre. Bref, elle m’a fait un peu peur sur le coup, mais dans ma surprise, j’ai eu le réflexe de lui adresser un bonsoir jovial accompagné de mon plus beau sourire.
C’est du reste ce que le notaire m’avait conseillé de faire, car il la connait depuis des années et il sait parfaitement que ce vieux corps ingrat abrite un esprit sympathique et une âme bienveillante.
Madganela est une bonne sorcière comme il existe de mauvaises fées.
Elle est née en Roumanie il y plus de quatre-vingts ans et fraichement arrivée à Paris, elle a rencontré et épousé un herboriste nommé Oscar Flamel, un vague descendant d’un cousin du fameux Nicolas Flamel, l’alchimiste brûleur de canapés. Pendant que son mari tenait sa boutique d’herbes et d’onguents au rez-de-chaussée de notre immeuble, Magdalena exerçait la profession de voyante, médium, diseuse de bonne aventure, hypnotiseuse, cartomancienne et tourneuse de table, bref une panoplie complète qui lui a fait une excellente réputation et une clientèle profuse et heureuse.
A la mort de son mari, il y a vingt ans, elle a vendu la boutique à un épicier bio et a réduit quelque peu ses activités ésotériques.
Mais à vrai dire, il n’y a pas qu’un palier me séparant de cette magicienne. Il y a l’âge et le métier. Je suis un trentenaire, célibataire endurci, légèrement sociopathe, informaticien et professeur d’informatique. Je suis un « geek » comme ils disent. Un matheux logicien enfermé à vie entre des 0 et des 1, c’est-à-dire dans l’ignorance infinie des sciences molles et qui se fout éperdument de tout ce qui ne peut pas être mis en équation.
Je préfère les probabilités de Pascal aux angoisses métaphysiques de Blaise et le réel des nombres aux délires d’un charlatan même sanctifié.
Bref, tout me sépare de Magdalena, mais j’ai été éduqué à respecter les vieilles dames et leur pardonner le plus possible. Alors…
Ce soir, la sorcière est sur le pas de ma porte, plus ratatinée que jamais. Elle m’informe que demain, elle doit aller à l’hôpital pour des examens et éventuellement un traitement. Elle me demande — en me fixant droit dans les yeux — si je peux garder son poisson rouge pendant les quelques jours de son absence.
Magdalena étant aussi une envouteuse de grande classe, je me surprends à acquiescer du tac au tac par un « oui, bien sûr, pas de souci » tel un jeune scout tout neuf et fébrile acceptant sa première bonne action ou un Vazy de banlieue sensible pour son premier deal. Et tout de go de suivre la vieille femme jusqu’à chez elle comme un toutou à sa mémère.
C’est un palier de cinq mètres qui sépare nos deux portes, mais en rentrant dans l’antre de la magicienne, j’ai l’impression de remonter le temps d’au moins cinq siècles. Je sors de mon appartement loué meublé « design high-tech branché up-to-date » pour entrer dans la salle sombre et poussiéreuse d’un musée berrichon de la sorcellerie ou encore dans une des caves du collège de Poudlard.
La transition est brutale. Tout y est. Du corbeau empaillé au grimoire cabalistique en passant par la cornue, le crapaud en formol et la boule de cristal. Le tout baignant dans un silence de crypte et une lumière crépusculaire.
Un autre monde d’un autre temps quoi.
C’est la voix grinçante de Magdalena qui me sort de ma stupeur et désignant dans un coin encore plus sombre un bocal posé sur une petite table, elle me dit :
— « Voilà le poisson. Il a vingt ans. Il se nomme Oscar, comme mon mari qui me l’a offert le jour de mes soixante ans et la veille même de sa mort. »
J’aperçois alors un poisson rouge d’environ cinq centimètres, flottant nonchalant et solitaire dans un bocal rond dénué de tous les agréments que l’on puisse espérer d’un aquarium intéressant.
Pauvre bête…
La vieille dame ajoute alors :
— « Oscar demande peu de soins. Il n’aime pas trop la lumière et comme je connais votre appartement, il sera très bien dans le cagibi à côté de votre chambre. Il aime qu’on lui parle de temps en temps. Souhaitez-lui bonjour le matin et bonne nuit le soir, cela lui fera plaisir. Une fois par semaine, une pincée d’herbes dans ce pot-là lui suffira. J’ai tout écrit sur ce papier-là »
Magdalena me tend alors une feuille de papier — ou plutôt de parchemin — sur laquelle sont inscrites quelques lignes en une incroyable calligraphie plus moyenâgeuse, on meurt. Il n’y manque que des enluminures polychromes et des sceaux de cire monacale…
Et puis je rentre chez moi et au vingt-et-unième siècle en portant le bocal d’Oscar comme s’il était rempli de nitroglycérine, suivi des petits pas de la sorcière, du parchemin et des herbes en pot d’apothicaire.
Une procession d’enfer, je vous dis.
Une fois le poisson rouge installé dans la pénombre du réduit, je m’inquiète de la santé de Magdalena. Elle me répond par un « c’est la vie » un peu découragé et me précise que le notaire, mon bailleur, me tiendra informé de ses tribulations médicales.
Elle me fait la bise. Elle part, et me voilà pour la première fois de ma vie en charge d’un autre être que moi.
Pauvre bête…
Au premier coup d’oeil, j’ai quand même remarqué que ce poisson est bien étrange. Je ne suis pas zoologue ou biologiste, mais je doute que cet animal bien vivant et de belle couleur ait vécu vingt ans dans la pénombre d’un bocal rempli seulement d’eau de robinet. Dans sa solitude de veuve, Magdalena aura remplacé bien souvent le cadavre blanchi et rachitique d’Oscar par un congénère plus jeune et frétillant.
Pauvre bête…
Toutefois, même rouge et vivace, ce carassin doré — car telle semble être son espèce — reste bizarre, très bizarre. Il y a quelque chose en lui qui ne colle pas, mais pour le moment, je n’arrive pas à savoir quoi.
Les premières heures de notre cohabitation, Oscar semble inquiet. Il s’agite nerveux dans la flotte. Il tourne dans tous les sens, monte et descend sans cesse. J’applique alors une des consignes du parchemin et je lui parle. Il faut qu’on s’apprivoise tous les deux. Un peu comme le Petit Prince avec son renard.
Et ça marche.
Si mes collègues informaticiens me voyaient causer à un poisson rouge, ils seraient pliés de rire et j’en aurais pour des mois et des mois de mises en boite, ou en bocal pour le coup.
J’ai l’idée soudaine de lui faire écouter de la musique. Toutes les pièces de mon petit appartement sont équipées de haut-parleurs reliés à une chaine stéréo de dernier cri.
Pauvre bête…
Je découvre alors que les poissons rouges préfèrent Bach aux Rolling Stones et ne sont pas insensibles à l’oeuvre répétitive et vaguement « new age » de Philip Glass.
Oscar semble plus attentif à « Satyagraha » qu’à « Einstein on the Beach », mais la « Truite » de Shubert ou « La Mer » de Debussy le laisse très indifférent.
Tous les goûts sont dans la nature, comme on dit.
Une semaine passe ainsi quand un message du notaire m’informe que la sorcière est passée sous l’inquisition d’un radiologue qui l’a condamnée fissa au scalpel d’un bourreau-chirurgien. Madganela a échappé pour l’heure aux feux de l’enfer, car l’opération est réussie, mais la convalescence nécessite un incertain temps d’un repos très surveillé dans un purgatoire spécialisé.
Je n’en parle pas à Oscar qui du reste, par sa couleur de plus en plus rouge sang bolchevique et son énergie de sans-culotte semble très satisfait de sa nouvelle prison et de la bienveillance du maton provisoire que je suis.
Si je « schadenfreude » un moment sur le sort de la vieille dame, c’est que je ne suis pas mécontent du prolongement de mon « fish-sitting ».
Jusqu’à maintenant, les poissons et autres fruits de mer ne m’intéressaient que dans mon assiette. J’en suis un peu jaloux, c’est vrai. Moi qui adore nager le plus souvent possible et de mettre alors en apesanteur un corps qui ne cesse de tomber et de se dessécher ; moi qui adore brasser et couler dans n’importe quelle eau soit-elle javellisée ou troublée de bave d’écrevisse, de caca de requin ou de pisse de crabe.
Et puis tout est eau originelle sur et sous cette Terre ingrate. Nos plus lointains ancêtres ne furent-ils pas que du plancton ?
Pauvres bêtes…
Je crois être tombé en amitié avec ce poisson dont je veux ignorer le sexe.
N’empêche, je sens qu’il y a toujours quelque chose en lui qui ne colle pas.
Mais je le saurai.
Je pense bientôt à intégrer Oscar dans un programme informatique.
Lors de mes études, j’ai eu un jour pour interro écrite ou plus exactement, interro codée, la réalisation d’un économiseur d’écran. C’est un petit programme qui agite et occupe les pixels de l’écran d’un ordinateur lorsqu’on est aux toilettes ou à la machine à café.
Plusieurs thèmes étaient proposés ainsi que les kits graphiques ad hoc. J’ai longtemps hésité entre un aquarium et une structure fractale que j’ai finalement choisie pour mon malheur.
Le chou romanesco de Mandelbrot est resté à l’état d’une fine et lamentable asperge sans pointe du fait de l’omission d’un foutu point-virgule dans une routine un peu complexe, c’est vrai…
Il est temps de me venger.
A cet effet, Oscar me servira de modèle et même d’acteur-star dans une vidéo de base.
Il me faut quand même inclure un décor pour agrémenter le vide abyssal du bocal.
Je me rends alors dans une de ces animaleries qui vendent tout ce qu’il faut à votre perroquet, votre boa ou votre alligator de compagnie. J’y trouve enfin une fine algue verte et vivante accrochée à un vrai caillou le tout d’un prix astronomique et que le vendeur m’emballe dans un sac plastique transparent rempli d’eau.
J’avoue qu’en revenant, dans le métro, je me suis senti un peu ridicule en tenant à bout de bras ce sapin de Noël sous-marin et hors de prix, mais bon, Oscar vaut bien cela.
Contre toute attente, le poisson fait preuve d’un mépris souverain lors de l’installation de l’algue. Il ne s’en occupe pas. Il tourne autour calme, indifférent.
Il s’en fout royalement.
Même attitude quand j’éclaire la scène du tournage.
Il s’en fout impérialement.
Je me dis que c’est peut-être la musique mise par prévention qui l’insensibilise à de tels évènements peu ordinaires.
Je diffuse en effet le lent « Naufrage du Titanic » de Gavin Bryars, enregistré, il y a des lustres sur une émission intitulée « Poisson d’or ».
Et on tourne !
Et tout va bien.
Je regarde ensuite la vidéo sur l’ordinateur.
Je découvre stupéfait ce qui cloche chez ce poisson : il n’a pas d’ombre !
Le bocal étant placé près d’un mur blanc, sur la vidéo, je remarque que l’algue y projette un ombre ondoyante certaine, celle du bocal plus légèrement comme celle de la surface de l’eau, mais le poisson, nada !
Je me dis qu’il s’agit sans doute d’un effet d’optique, mais un retour à l’aquarium me confirme ma stupeur.
Oscar n’a pas d’ombre.
Pauvre bête…
Je plonge un doigt dans le bocal et l’ombre de cet index apparait sur le mur.
Je touche alors le poisson et je sens qu’il est bien réel, corporel, mais il n’y a que l’ombre de mon doigt qui s’affiche au mur.
S’il y a bien une réalité, une vérité dans cet univers, c’est que tout corps, tout corpuscule et même la plus minuscule des particules a une ombre visible ou non et ce, quelque soit le rayonnement projeté.
Même la goutte de pluie, la bulle de savon, la vapeur ou le fil de fumée ont une ombre.
L’onde wi-fi de mon ordinateur projette mon ombre wi-fi sur le dossier de mon fauteuil comme les neutrinos du vent solaire produisent l’ombre « neutrinale » de la moindre pierre enterrée cent mètres sous terre.
L’ombre est de la matière noire, un spectre indéfectible et éternel. Elle bouge et se transforme toujours alors que le corps qui la crée semble immobile, inerte.
Même le peintre ne peut fixer l’ombre ; le tableau jaunit et la toile se détend sans cesse et l’ombre du grain de pigment n’est jamais à la même place seconde après seconde.
Même les morts gardent une ombre physique au plus sombre de leur caveau.
Je savais que les poissons rouges comme les politiciens n’ont que quelques minutes de mémoire, mais j’ignorais qu’ils peuvent ne pas faire d’ombre.
Ce poisson de sorcière est aussi exotique qu’ésotérique. Oscar est un poisson magique, je vous le dis.
Pour mon logiciel, il va me falloir créer une ombre virtuelle du poisson mouvant.
Quel défi !
La vidéo serait peut-être primée. Un oscar pour Oscar dans un replay de Lucky Luke.
Merci à Magdanela et bravo à Oscar !
Quelques jours plus tard, je dois me rendre à un séminaire d’une semaine à Grenoble et donc laisser Oscar « l’ a-ombré » seul avec son algue. Je lui programme des musiques pour le matin et pour le soir. Je lui jette une pincée d’herbes certainement magiques elles aussi, je couvre le bocal d’un couvercle percé pour l’aération et je pars.
Le mercredi soir, je reçois un message du notaire m’informant de la mort de Magdanela. Elle a été foudroyée par une hémorragie cérébrale dans la nuit de lundi à mardi. Les obsèques devant avoir lieu le vendredi à 11 heures au Père-Lachaise.
Bien que je m’attendais un peu à cette triste nouvelle, j’en suis bien secoué. J’aurais aimé lui rendre son Oscar pétant et bullant la forme en amoureux fou de son algue verte tout en espérant un peu qu’elle me dise de le garder définitivement.
Je décide de zapper la dernière journée du séminaire et de rentrer le vendredi matin à Paris me doutant qu’il n’y aurait pas grand monde à la cérémonie.
Sorti du train, je vais directement au cimetière. Nous ne sommes que six à nous recueillir devant l’urne contenant les cendres de Magdenela ce vendredi 31 octobre, jour d’Halloween, jour de l’antique fête celte du Samain. Je me dis que c’est un jour magique pour brûler une sorcière qui l’avait demandé elle-même.
Nous ne sommes plus que deux enfin, le notaire et moi, à regarder un préposé répandre les cendres de ma vénérable voisine dans le « jardin du souvenir ». Elles rejoignent ainsi celles de son mari, Oscar Flamel.
Je rentre chez moi abattu en trainant ma tristesse et ma valise et je me précipite dans le cagibi d’Oscar.
Stupeur. Malheur.
Le poisson magique sans ombre a disparu de son bocal.
Je le cherche partout dans la pièce sans trop croire à retrouver son cadavre. Comment cette petite bête put-elle soulever le couvercle pour se carapater je ne sais où ?
Personne n’a pu entrer dans l’appartement, j’en suis sûr et certain.
Je constate toutefois qu’une sorte de fine poussière noire inexplicable tapisse le fond du bocal tout autour de l’algue plus verdoyante que jamais. On dirait de la cendre.
Aurait-elle bouffé le poisson ? Une plante carnivore ?
N’importe quoi…
C’est un sortilège ; ce que je dois enfin admettre.
Adieu poisson rouge.
A Poseïdon, Oscar…
Je décide alors de faire une petite cérémonie d’adieu à ce compagnon éphémère.
C’est puéril, mais c’est comme ça.
Je mets une musique de circonstance : la cantate funèbre BWV 106 dite « Actus Tragicus » de Jean-Sébastien Bach et je m’installe devant le bocal pour méditer.
Effarement quand au moment du « cantus firmus » je vois la couche de cendre s’élever dans l’aquarium, puis tournoyer dans l’eau en volutes de plus en serrées pour enfin se rassembler en forme de… poisson !
Comme l’on dit, Oscar n’est plus que l’ombre de lui-même désormais.
Les poissons rouges magiques ont vraiment peu de mémoire. Ils s’en vont en oubliant même l’ombre qu’ils n’ont jamais eue.
Pauvres bêtes…
GJG, le 15 novembre 2024
Illustration : Lovis Corinth, 1856-1925, Dame à l'aquarium, 1911, huile sur toile, 74 x 90,5 cm, Österreichische Galerie Belvedere, Vienne, Europe.
Fin de loup