Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Martin-Lothar

Sixième conte du Quanta — Le Nuage

28 Août 2024 , Rédigé par GJG Publié dans #Contes du Labyrinthe, #Cioran

Sixième conte du Quanta — Le Nuage

« Quand on sait de façon absolue que tout est irréel, on ne voit vraiment pas pourquoi on se fatiguerait à le prouver » (Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né)

On pense d’abord à un nuage.
— Il est quand même bien bas !
Aux premières lueurs, on s’étonne de sa forme. C’est une sphère presque parfaite, une sorte de boule blanche flottant au droit d’un champ de blé moissonné la veille même.
On pense alors à un ballon, une montgolfière.
— Il est quand même bien gros ce machin !

Le premier témoin est un habitant de la Gaie-Pierre, un village aussi perdu dans la Beauce qu’un un îlot dans le Pacifique.
Ce premier témoin fera les premières photos et la première vidéo qu’il postera sur FaceToX et à la fin de laquelle on pourra entendre les grondements des avions de chasse commençant à tourner très loin autour du « ballon ».
Cela deviendra rapidement « virale ».
Les gendarmes arrivent vers 7h et les premiers soldats vers 8h avec trois engins blindés. Ils seront suivis par le préfet, le procureur de la République et quarante-trois journalistes de Beauce-Matin.

Ce 26 juillet à 9h, le « ballon-nuage » s’immobilise à environ trois-cents mètres du sol et restera ainsi presque vingt-quatre heures pendant lesquelles tous les médias de la planète s’enflammeront comme d’habitude dans une orgie de questions, de réponses et d’hypothèses des plus farfelues aux plus inquiétantes.
La première polémique qui déchirera tous les points de vue sera le nombre d’autobus ou de tours Eiffel pouvant être contenu dans ce « nuage ballon » qui, en dernière estimation d’expert, mesurerait quand même un kilomètre de diamètre (environ).

A l’Elysée, une cellule de crise est réunie à 16h. On consulte tous les services de renseignement et toutes les chancelleries. On « fakechèque » les photos et la vidéo du premier témoin.
On consulte tous les consultants et tous les instituts de sondage qui consultent alors les premiers consultants.
Les hypothèses d’une « installation artistique » et d’une « action terroriste monégasque » sont écartées d’emblée.
— Trop gros pour la première et trop tôt pour la seconde.
Finalement, vers 17h, après réception et lecture fébrile des rapports des bases aériennes, des observatoires astronomiques et des opérateurs satellitaires, l’évidence, la réalité que depuis des décennies, certains espéraient tout en la redoutant, comme d’autres la redoutaient tout en l’espérant, rentre dans tous les esprits aussi doucement et sûrement qu’une botte de chasseur alcoolisé dans l’entrejambe d’une drag-queen.
— Ce nuage rond est extraterrestre ; ce ballon nébuleux est un OVNI !

Ce 26 juillet à 21h, le président de la Nouvelle République française mobilise les deux seules chaines encore autorisées de la TNT et au-delà toutes celles du monde entier (sauf la Monégasque) pour une brève allocution de trois heures et ce n’est qu’à 22h45 qu’il informe les 1,9959 % d’audience restante de l’atterrissage « probable » d’un  engin « présumé extraterrestre » sur le sol de la Beauce encore française.

Le lendemain à l’aube, les opérations d’encerclement et de surveillance du « ballon » sont misent en place sous la haute autorité du général chef d’état major des armées françaises ; celui-là même qui, quelques mois plus tôt, a repoussé vaillamment à l’aide de « sa bite et de son couteau » (sic) l’odieuse et infâme tentative d’annexion d’un quartier oriental niçois par les troupes monégasques.

C’est le 27 juillet à 10h précise, sous le regard de milliards de spectateurs, que l’OVNI se pose enfin sur un champ de blé de la commune de la Gaie-Pierre en Beauce. Ce village de cent âmes, un bar-tabac-épicerie-PMU et trois fermes céréalières devient ainsi le « centre du monde, voire de l’univers ».

Cette journée est la plus dure pour le général qui se doit d’accueillir et surtout de loger décemment les trop nombreuses personnalités que toutes les capitales de la planète ont déléguées pour assister à cet évènement.
« Wesh, vazy mon gars, plus historique, tu meurs » comme lui dira la nouvelle (et éphémère) première ministre française du haut de ses 18 ans (et demi).
Cinq-cents journalistes se présenteront au général qui n’en retiendra que dix (toutes des jeunes femmes ; une Américaine, une Chinoise et huit Parisiennes de divers arrondissements). Elles furent logées au dernier vaste étage (en alcôve) de la mairie, mais bénéficieront des soins  et des substances des meilleurs traiteurs et artisans français. 
Les quelque deux cents experts et scientifiques de toutes nations et domaines rejoindront les campements militaires avec les règlements et les rations ad hoc.
Les délégations religieuses, politiques et philosophiques de toutes chapelles, partis et sectes (sauf Monégasques) seront entassées (« en mode ermite, mais comme on pourra ») dans des étables désaffectées et évidemment, cela se passera très mal, mais cela occupera utilement les chirurgiens et les psychiatres appelés d’urgence en renfort.

Pendant huit jours, huit longs jours, il ne se passe rien, absolument rien. La sphère « présumée alienne » reste immobile et muette. Elle n’émet aucun son, aucune vibration, aucune lumière et on ne remarque aucun changement, aucune variation sur sa surface blanche et lisse.
Elle ne réagit pas non plus aux multiples signaux de toutes sortes que lui envoient les spécialistes « en contact du troisième type ».
Cette inertie ne fait qu’en rajouter en véhémence dans les empoignades télévisées des experts ufologues de droite comme de gauche qui tous en vérité ne s’attendaient pas à un évènement aussi décevant.
Même les plus éminents « traqueurs bredouilles d’extraterrestres de tous les temps » se perdront en conjectures :
— mais où sont les soucoupes volantes d’antan ?
— Mais que sont les Martiens devenus ?

L’encerclement du « vaisseau présumé extraterrestre » ayant trois kilomètres de rayon, on décide d’envoyer des volontaires pour s’en approcher afin, notamment, d’obtenir des renseignements plus précis sur sa structure et surtout, sur son impact écologique (rayonnement radio-actif, vipères, guêpes, tiques, rats, touristes, journalistes, politiciens, etc.).
C’est un gendarme, un maréchal des logis-chef, un des premiers arrivés sur les lieux qui lève immédiatement le doigt.
On lui fournit alors un compteur Geiger, une caméra, divers trucs et machins sophistiqués et un piquet pour installer le tout au plus près.
C’est à environ vingt mètres de la base de l’engin que ce brave gendarme plantera le piquet et installera les appareils de mesure.
A la surprise générale, on le verra ensuite scotcher une feuille de papier sur ledit piquet.
A son retour, il déclarera qu’il s’agit d’un procès-verbal pour stationnement interdit étant donné que le véhicule « présumé extraterrestre » empiète de plus d’un mètre sur le chemin vicinal n° 45656a. C’est une amende de 90 euros ; la loi étant valable pour tout le monde y compris pour les étrangers avec ou sans papiers.

Et puis, le 3 août à 11h tout bascule !

On perçoit enfin un signal radio en provenance de l’engin. Ce sont des « bips » qui à priori composent un message en continu qui sera émis pendant plusieurs heures. On l’enregistre, on le décompose, on tente ensuite de le décoder, de le décrypter à l’aide des meilleurs experts et des plus puissants ordinateurs de la planète. Cela prend quand même du temps, beaucoup de temps alors que l’humanité pétrifiée retient son souffle et s’arrête enfin de jacasser.
Huit jours et huit nuits plus tard, le groupe de spécialistes exténués propose une traduction :
« Nous vouloir rencontrer notre élu Pierre Pan »   
Consternation générale et même mondiale !
— Mais qui est Pierre Pan ?

Le premier témoin dit alors au général que ce Pierre Pan serait un enfant du pays. Mais un très vieil enfant puisqu’il aura quatre-vingt-neuf ans aux pommes !
Il est né à la Gaie-Pierre et y a vécu très longtemps.
C’est un ouvrier agricole retraité. Un quasi-indigent et surtout un caractère de cochon plus ou moins enragé. Il est actuellement dans un EHPAD près d’Ablis.

Le plus discrètement possible, le général et le premier témoin se rendent à Ablis et rencontrent Pierre Pan qui les attendait depuis longtemps.
Au retour, dans la voiture, il leur déclara : « ces connards de Martiens m’avaient pourtant dit qu’ils ne reviendraient pas ».

Nous sommes le 15 août à 9h du matin quand des milliards d’humains suffoqués regardent Pierre Pan s’avancer paisiblement vers l’OVNI.
Et ces milliards d’humains en tombent sur le cul, quand ils voient bientôt une rampe se déployer à la base de l’engin et une porte s’ouvrir. 
Une petite lumière blanche flotte à l’entrée.
Pierre Pan la salue. Il entre. La porte se ferme. La rampe se rétracte doucement.
Il y aura alors une heure de rien, une heure de rien du tout, une heure de tout et de rien, soixante minutes de coma mondial.

Le 15 août à 10h, la rampe se déploie de nouveau, la porte se rouvre et Pierre Pan sort de l’OVNI en souriant et mettant quelque chose dans la poche révolver de son imperméable miteux.
A peine fait-il dix mètres que derrière lui tout se referme.
La sphère extraterrestre décolle alors lentement, se déforme, s’allonge pour devenir un de ces nuages, un de ces gros nimbus ordinaires « en baleine » du ciel d’été, puis disparait à une vitesse inimaginable.

On emmène aussitôt Pierre Pan à la mairie pour une déposition, une main-courante qui sera enregistrée « à huis clos » par le désormais célèbre maréchal des logis-chef de gendarmerie en présence du général, du préfet et du procureur de la République.
Ce document de cinquante pages A4, ce témoignage de Pierre Pan, qui sera versé plus tard au Patrimoine mondial de l’humanité, peut être ici résumé ainsi :

C’était il y a soixante-treize ans maintenant. Un 16 février. J’avais seize ans et je revenais en mobylette d’une ferme près de Quanteville où j’avais aidé un ami de mon père à réparer son tracteur. Comme j’avais bien travaillé, il m’a donné cinquante francs et une bouteille de gnole de poires pour mon papa.
La route du retour a été très longue parce qu’il faisait nuit noire et un brouillard pas possible. A mi-chemin environ, j’ai soudain aperçu devant moi une loupiote flottant sur la route. C’est celle que vous avez vue tout à l’heure dans l’entrée de l’OVNI. Je l’ai baptisée plus tard « la fée Clochette » par rapport à mon nom, Pierre Pan, vous voyez ? 
En fait, ce n’est pas un Martien, c’est un truc téléguidé, un robot volant qui éclaire et qui parle. Un drone qu’on appelle ça aujourd’hui.
Je me suis arrêté. Elle s’est approchée de moi à moins d’un mètre toujours en volant et elle m’a dit alors : « toi avoir un joint ».
Comme c’était l’époque des hippies et des pétards au haschich, j’ai d’abord percuté sur ça et j’ai répondu que je ne fumais pas d’herbe, même pas du tabac.
Je crois qu’elle n’a pas compris ma réponse. Il faut vous dire que ces Martiens-là ont peu de vocabulaire et de grammaire française. Les conversations sont donc très longues et très pénibles. Mais comme on voyait hélas, peu de touristes et d’étrangers dans le coin à cette époque, j’ai fait attention à m’accrocher. Faut pas être mal accueillant non plus.
Alors la Clochette me dit : « toi avoir un joint de tuyau »
Comprenez ma stupeur : ce machin avait deviné que j’avais un lot de joints dans ma boite à outils qui était sur le porte-bagage de ma mob.
Quand on 16 ans et qu’on s’appelle Pierre Pan, on n’hésite pas une seconde à rendre service à une fée clochette très perspicace et à la suivre au bout du monde.

J’ai vite compris où elle m’emmenait.
A l’intérieur de l’OVNI, on n’y voit rien. On ne sent rien et puis il y a un silence pas possible.
Clochette se place au-dessus de ma tête et on avance. Elle m’éclaire le chemin avec une lumière très pâle. C’est vachement bizarre de se déplacer là-dedans. On a l’impression de flotter. Le peu que je peux voir se sont des couloirs vaporeux, mouvants. Un vrai dédale en kaléidoscope. Et puis on rentre dans une sorte d’ascenseur. On monte. On vole assez longtemps et on arrive dans une pièce en forme bulle de savon et là je vois deux tuyaux qui pendent du plafond.
La Clochette me dit alors : « toi prendre joint et mettre sur tuyau et fermer » 
J’ouvre ma boite à outils. Je prends mon paquet de joints. Je regarde un bout de tuyau. Un de 1 cm semble y aller. Je le mets. Je raccorde les deux bouts qui se soudent brusquement, automatiquement ! 
Et pof, c’était terminé !
J’étais très fier de moi, vous savez !
Et Clochette me dit : « merci, moi ramener toi vers sortie »
Bon là, je m’énerve un peu et je lui parle de facture et de garantie tout ça…
Ce sont des mots qu’elle ne semblait pas comprendre. Je n’ai pas insisté alors. Surtout qu’il y aurait eu un gros problème avec la TVA hein !
Mais pour un joint de 1 cm dans un paquet à 2 francs les dix…

Je lui pose quand même des questions sur eux et leur vaisseau.
Clochette a eu beaucoup de mal à me donner des explications en français. Je ne sais pas vraiment d’où ils viennent, mais j’ai pu comprendre que cet OVNI est un vaisseau de croisière touristique. Une sorte de paquebot du genre France ou Titanic.
Elle m’a beaucoup vexé quand elle m’a dit que notre système solaire et donc la Terre n’était pas dans le parcours de cette croisière parce que pas très intéressant. Pas assez exotique si vous voulez.
A un moment de leur voyage, il y a eu une petite fuite dans la bulle de savon qui serait la salle de bain d’un passager particulièrement grincheux et important chez eux. Un VIP emmerdeur qui a exigé une réparation immédiate.
Malheureusement, leurs robots-plombiers étaient en grève et refusaient d’intervenir.
Le commandant a alors décidé de détourner le vaisseau sur la Terre et ils avaient à peine atterri un peu au hasard qu’ils m’ont détecté, moi, ma mob et surtout mon paquet de joints à deux balles.

J’ai proposé à Clochette de m’emmener faire un bout de voyage avec eux au cas où il y aurait une nouvelle fuite, mais elle a refusé net. Ils ne devaient jamais revenir sur la Terre et je pourrais avoir de sérieux problèmes avec le syndicat des robots-plombiers qui ignorent encore le détournement et ma présence à bord.
Sur un bout de papier, j’ai quand même laissé mon nom et mon numéro de téléphone, au cas où.

Alors je suis sorti et j’ai rejoint ma mobylette et comme le brouillard s’était levé et qu’il y avait une pleine lune, j’ai vu le vaisseau s’en aller aussi vite que tout à l’heure.
Avant de rentrer chez moi, j’ai ouvert la bouteille de gnole et j’en ai bu presque un tiers pour me remettre de toute cette aventure.
J’étais complètement saoul à l’arrivée et j’ai raconté tout ça à mes parents. 
Le coup de pied au cul que m’a donné mon père a été le plus olympique du monde et comme les Martiens ne devaient jamais revenir, j’ai gardé ça secret pendant soixante-treize ans. 
Jusqu’à aujourd’hui.
Ils sont revenus sur Terre pour me rapporter une clé à molette que j’avais oubliée dans la salle de bain.

GJG, le 28 août 2024.

Retrouvez les autres contes du Quanta

Fin de loup
 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
B
Eh bien, on ne vous savait pas ovnultiste adepte du coSmicomiquantique.<br /> Jolie chute.
Répondre
G
Merci BR.<br /> Je fais beaucoup de choses, mais toujours en amateur et parfois sans le savoir (de l'ovnultisme notamment).
C
Décidément, c'est la journée des échanges intercommunaux. <br /> Je n'ai pas vérifié la rigueur scientifique de votre récit mais j'ai éclaté de rire à la chute. Ne lisant pas de mes yeux et me faisant lire par Manon, une douce voix de synthèse, je ne l'avais pas vue arriver. Excellent.<br /> Je suppose que vous connaissez les nouvelles de Mark Twain, par exemple "Un roman du moyen-âge" ou l'auteur n'arrive pas à se sortir d'une situation trop compliquée qu'il a mise en place... Je ne dévoilerai pas la fin. Si vous ne les connaissez pas je peux vous envoyer l'intégrale en numérique (enfin l'éditeur prétend que c'est l'intégrale, il y en a 61)
Répondre
G
Merci Costar.<br /> Un auteur est toujours content de savoir que ses gribouillages ont au moins un autre lecteur aussi heureux que lui.<br /> Je connais assez bien les nouvelles de Mark Twain, mais je pense que celles d’Edgar Poe sont un cran au-dessus. (Un peu comme Haendel et Bach dans un autre genre, vous voyez ^^)<br /> Bien à vous et bises à Manon.