Trentième spectre (Le Sibérien)
Il n'y a qu'une manière de lire l'Histoire, c'est de mourir (Léon Bloy, Journal)
Voici mon trentième et dernier Spectre…
Pour icelles et iceux qui ne connaissent pas mes contes des spectres, je précise qu'il s'agit de nouvelles relatant les petites histoires de petites gens filant dans les dédales de la grande Histoire.
Ce sont des textes intéressants (ou pas) qu'il convient de lire calmement, en les sirotant et surtout, en se gardant de commencer par la fin où apparaît la clé, la révélation de l'histoire : Sachez jouir de votre plaisir de lire.
Je me doutais que je n’allais pas sortir vivant de cet avion. Natacha aussi, mais nous n’en avons pas parlé.
Je savais qu’elle survivrait à l’accident et que quelques semaines plus tard, elle accoucherait de notre enfant qu’elle prénommerait Alexis (le protecteur des Hommes) comme nous en avions décidé.
Je n’ai pas dormi durant ce vol à force de ressasser l’histoire de ma vie.
Je me suis souvenu de ce jour de novembre 1939 à l’académie de médecine de Moscou où un vieux professeur me demanda mon âge.
J’ai eu bien du mal à comprendre cette question non seulement parce que je ne parlais pas un mot de russe et que l’interprète sibérien connaissait mal mon dialecte, mais aussi parce que je n’avais aucune notion de temps, plus exactement de « son temps »
Je fis répondre que je n’en savais rien.
Ce brave médecin compulsa alors les résultats des tests et des examens qu’il m’avait fait passer pendant plus d’une semaine puis, avec les doigts de sa main, il me signifia le nombre 25…
Pour lui, j’avais donc 25 ans.
Soit !
Il m’envoya alors dans une école où j’appris à lire et à écrire en moins d’un mois.
Je mémorisais immédiatement à la lettre ou à l’intonation près tout ce que je lisais ou ce que j’entendais et à ce jour de ma mort, je n’ai rien oublié.
En janvier 1941, je parlais et j’écrivais couramment le russe, le français, l’anglais et l’allemand et je commençais à faire peur à mes professeurs par mon aise et mes progrès incroyables en mathématiques et en physique où ils n’eurent plus rien à m’apprendre en décembre 1942, date à laquelle ils me reçurent parmi eux avec honneur, admiration et humilité.
Je pouvais réciter à l’infini toutes les décimales du nombre Pi et toute l’œuvre de Shakespeare.
Il faut préciser qu’en mai 1939, je ne connaissais pas ces choses : Je vivais heureux et insouciant d’un tel univers, avec mon peuple, dans mon pays, mon paradis perdu au fin fond de la Sibérie.
Nous y vivions, inconnus de tous, en autarcie totale comme sur une île impossible du Pacifique et ce depuis la nuit des temps. Parfois, nous y accueillions quelques étrangers égarés qui y restèrent et qui mêlèrent leur sang à celui de mes ancêtres.
Certains trappeurs sibériens, ravis de notre hospitalité et de la douceur des lieux repartirent même chercher quelques uns de leurs parents pour les ramener chez nous.
Notre pays est un oasis dans ce désert glacé de Sibérie. Il bénéficie d’un microclimat bien tempéré, même en hiver, où nous vivions presque nus et où nous cultivions toutes sortes de plantes et de légumes bien exotiques pour cette partie de la planète.
Les Russes découvriront notre Eden au printemps 1939 et ils l’appelleront « le trou des sorciers » tellement cet endroit leur paraissait « anormal »
Plus tard, certains de leurs savants (de mes collègues) expliqueront ces conditions extraordinaires par la chute millénaire en ces lieux d’un météore qui creusa dans le sol gelé une cavité d’une vingtaine de kilomètres de diamètre au milieu de laquelle mes ancêtres fondèrent notre village.
Les débris de cet aérolithe produiraient certaines radiations qui modifieraient localement le sol et l’atmosphère…
Ce furent une dizaine de soldats de l’armée soviétique qui arrivèrent un soir dans notre pays. Ils étaient harassés par leur marche et la faim ; ils étaient perdus parmi les perdus, la mort aux trousses et ils crurent à un mirage en découvrant le village et en voyant nos sourires et nos bras grand ouverts.
Nous les avons soignés, nourris et réconfortés autant que nous pouvions nous comprendre : Ils restèrent longtemps effarés ; ils n’y croyaient pas.
Notre erreur funeste sera de les laisser repartir en leur indiquant la route et en les pourvoyant de tous les vivres et l’équipement nécessaire pour ce retour.
Ce fut notre erreur car nous ne savions pas ce qu’était un soldat ni un Soviétique et nous ne nous doutions pas qu’ils retournaient faire part à leurs autorités de leur découverte et qu’ils allaient chercher des ordres…
Quelques mois plus tard, d’autres soldats revinrent plus nombreux, beaucoup plus nombreux, armés, équipés, déterminés, envahisseurs et ce fut pour mon peuple le commencement des ennuis.
Ceux-là furent aussi très étonnés de nous rencontrer, mais bien vite, ils nous firent comprendre que nous n’étions plus vraiment chez nous et que nous dépendions dorénavant d’un gouvernement situé à l’autre bout d’un monde que nous n’avions pas envie de connaître ni de fréquenter.
Le ton monta et certains de nos chefs payèrent violemment de leur vie les prémices de leur résistance.
Toutefois, les Soviétiques ne voulaient pas vraiment rester dans notre pays, mais pour y marquer leur empire, ils choisirent parmi nous une vingtaine d’otages – dont moi et Natacha, qu’ils emmenèrent à Moscou.
Je compris rapidement que le but de cet enlèvement n’était pas seulement « politique » : Nos comportements, nos mœurs, nos capacités intellectuelles et surtout notre aspect physique « hors norme » intriguaient voire stupéfiaient ces maudits envahisseurs qui n’avaient de hâte que de nous examiner à la lueur de leurs sciences. C’est pourquoi, je me suis retrouvé un matin face à face avec un de leurs académiciens moscovites sans parvenir à déterminer lequel d’entre nous deux était le plus « curieux »
Les Russes comprirent bientôt que nous étions tous les vingt d’une race « à part » tant par notre corps que par nos étonnantes facultés intellectuelles et ils décidèrent – en pleine guerre mondiale alors, d’en tirer parti en nous instruisant au mieux de leurs connaissances selon les prédispositions de chacun.
C’est ainsi qu’ils firent de moi, aux dires de mes pairs, un des meilleurs physiciens que l’humanité n’avait jusqu’alors jamais connu et que Natacha, ma femme, révolutionnera l’économie !
Nos autres compagnons d’infortune furent destinés à la chimie, à l’astronomie, à la linguistique, à la géologie et j’en passe, sauf deux garçons et une fille qui furent envoyés sur le front allemand d’où ils revinrent beaucoup trop vite, mais en aubaine de cadavres à disséquer !
La guerre terminée, je devins un des plus éminents savants de l’Union Soviétique ; j’épousai Natacha qui avait un poste important de conseiller au Soviet Suprême, mais il nous fut toujours interdit de retourner, ne serait-ce qu’une heure, dans notre pays d’origine.
En 1985, à la faveur d’un congrès de physique se tenant à Paris et pour le voyage duquel Natacha avait eu l’autorisation de m’accompagner, nous avons décidé elle et moi de « déserter » et de demander l’asile politique à la France ; ce que nous avons obtenu immédiatement eu égard à nos réputations dans nos domaines respectifs.
En fait, nous n’en voulions à personne : Nous pensions que les vivants ne veulent pas vraiment avoir d’histoires avec l’Histoire car en réalité, ils ne font que la faire.
Nous ne sommes retournés en Russie qu’en 1999 et nous y avons retrouvé tous nos compagnons « otages » qui étaient toujours célibataires et sans enfants, mais qui avaient des situations toutes aussi reluisantes que nous.
Ils avaient raconté notre histoire dans leurs cercles d’amis et de collègues et ils n’attendaient que nous deux pour organiser un voyage dans notre pays d’enfance.
Nous y sommes revenus enfin non sans angoisse ou émotions, mais rien n’avait changé au paradis et nous y avons retrouvé vivants et heureux, tous nos parents, nos grands-parents, nos arrière grands-parents et plus vieux encore ; nous avons embrassés nos frères et nos sœurs tels que nous les avions quittés car, comme nous, les otages, ils paraissaient physiquement avoir tout au plus 25 ans !
Cependant, notre peuple n’avait eu aucun nouveau né depuis notre départ.
Natacha et moi, nous sommes retournés à Moscou en novembre 2009. Elle était enceinte, mais elle avait tenu à m’accompagner pour ce premier congrès de philosophie quantique.
A l’atterrissage, un train cassa déstabilisant l’appareil qui quitta brutalement la piste pour aller en percuter un autre en voie de décollage.
Je fus le seul mort dans cet accident et j’avais en fait 220 ans.
Je suis né en Sibérie un 14 juillet 1789…
J’étais un mutant comme tous ceux du « trou des sorciers »
« Le plus petit d’entre nous mesure 1,80 m ; nos membres sont longs et maigres comme le reste du corps ; notre peau est blanche immaculée et exempte de tout poil ou cheveu ; notre tête est ovoïde, les pommettes saillantes ; notre nez est aussi discret que nos oreilles ; nos yeux sont d’un bleu sombre vibrants dans deux amendes étirées ; nous n’avons qu’une dizaine de dents suffisant à notre régime alimentaire végétarien pour l’essentiel, même si aux solstices nous mangeons quelques bêtes que nous remercions en déposant les ossements sur les tombes de nos ancêtres.
Nous ne sommes jamais malades et la mort ne nous prend que par accident ou assassinat.
A 25 ans, nous ne croissons ni décroissons : Nous ne vieillissons pas.
Notre dialecte ne comporte qu’une centaine de mots et les verbes sont tous au temps présent ; nous ne savons pas dire « s’il vous plait » « merci » ou encore « pardon »
Nous n’avons ni de vraie haine de faux amour et l’égoïsme comme la vanité nous sont étrangers.
Nous n’avons ni dieu, ni idole sinon une foi inébranlable dans la nature.
Nous n’avons pas peur ; nous n’avons jamais peur.
Nous sommes des mutants…
Et tutti quanti… »
J’étais un mutant ; Natacha aussi et par des amis généticiens, anthropologues et médecins, je savais en montant dans l’avion que notre fils, Alexis Adamov, serait le premier représentant d’une nouvelle espèce d’êtres humains que dans les dix ans on baptiserait « homo sapiens sapiens sapiens » ou encore « homo trisapiens » (Homme trois fois sage)
« Je suis dans l’avion qui m’emporte vers Moscou. Je révise mon allocution au congrès international de philosophie quantique.
Alpha…
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Oméga
End if
[Itération] …
J’ai un peu le trac ; j’ai froid et j’ai faim »
Illustration : Jérôme Bosch (vers 1450 - 1516) L'enfant Christ marchant, revers du portement de croix (1480) Kunsthistorisches Museum, Vienne (Autriche) Europe
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