Trente deuxième spectre — L’Éclaireur
Pour icelles et iceux qui ne connaissent pas mes Spectres, je précise qu'il s'agit de nouvelles relatant les petites histoires de petites gens filant dans les dédales de la grande Histoire.
Ce sont des textes intéressants (ou pas) qu'il convient de lire calmement, en les sirotant et surtout, en se gardant de commencer par la fin où apparaît la clé, la révélation ; sachez jouir de votre plaisir de lire.
Trente-deuxième spectre — L’Éclaireur
Dédicace de circonstance : à min fu et commentateur émérite : Jean-Loup Werewolf
« Première règle de cohabitation avec un loup : attendez-vous à l'inattendu »
(Mark Rowlands, le Philosophe et le Loup)
Quand les chasseurs arrivèrent enfin au bout de leur montée, leurs éclaireurs leur firent signe de venir les rejoindre discrètement derrière un muret de rochers. Au-delà, une vaste prairie s'étendait jusqu'à l'orée d'une forêt et sur leur droite, elle culminait en falaise sur un précipice au fond duquel bouillonnait le torrent qu'ils avaient longé pendant une grande partie de leur ascension.
À mi-chemin de leur observatoire et des bois, trois grands fauves bruns s'agitaient dans une étrange cérémonie. La plupart de ces hommes n'avaient jamais aperçu de tels animaux dont la taille, la force apparente et la souplesse ne laissaient présager rien de bon lors d’un éventuel combat et leur sang se glaça un peu quand leur chef affirma qu'il s'agissait de loups sur le territoire desquels ils seraient parvenus sans le savoir.
...
Ils avaient pourtant pris soin de ne pas franchir le moindre cours d'eau dans leur marche vers le Levant, en amont de la grande vallée où glissait une large rivière qui marquait la frontière ancestrale scindant le pays des hommes de celui des loups et qui, de mémoire d'ancien, n'avait jamais été traversée par les uns ou par les autres depuis de nombreuses générations.
Il leur fallait maintenant éviter une rencontre, même paisible, avec ces voisins sauvages et puissants et ils devaient rapidement retourner sur leurs pas, du moins après une courte pause, car la descente promettait d'être aussi exténuante que la montée.
Le vent leur étant favorable, ils profitèrent de ce repos pour épier ces trois représentants de leur rival de toujours et dont l'attitude leur semblait mystérieuse, car, tour à tour, les trois loups s'approchaient prudemment du bord de la falaise et fixant au bas quelque chose d’invisible aux chasseurs, ils se mettaient à trembler, à japper et à grogner tout ce qu’ils pouvaient.
Les hommes allaient s'en retourner quand un puissant hurlement s’éleva de la forêt. Ce fut un long cri lugubre, profond, ténébreux qui figea aussitôt tous les corps et les esprits et sembla suspendre dans un moment interminable tout souffle, tout bruit, toute vie aux alentours les plus lointains.
Une fois cette torpeur disparue, on comprit bientôt qu’il s’agissait d’un appel aux trois loups, car, l’air accablé, ils s’en allèrent vers la forêt en trottinant. Ils disparurent dans un vallon au loin, puis ils réapparurent bientôt gravissant une petite pente pour s’effacer enfin dans la pénombre des bois.
Ce départ rassura un peu les chasseurs qui décidèrent de prolonger leur repos en discutant sur la suite de leur périple. Ils étaient en quête de nouveaux terrains de chasse et d’un gibier qui se faisait de plus en plus rare aux alentours de leur village. Cette disparition devenait inquiétante et ils pensaient que ce fut le fait des trois derniers hivers, les plus rudes et les plus longs qu’ils eurent à connaitre. En ce début du nouveau printemps, ils s’étaient mis en route vers le Levant et à la fin du quatrième jour, au pied des montagnes et à travers des paysages chaotiques, ils avaient aperçu les cimes d’une grande forêt sans doute giboyeuse au sommet de ce plateau qu’ils avaient enfin atteint après une demi-journée éreintante, mais qu’il leur fallait maintenant quitter au plus vite à cause des loups.
Ils se mirent bientôt d’accord pour retourner à leur village, mais en tâchant de trouver une piste au-dessus des forêts qu’ils avaient eu tant de mal à traverser à l’aller.
Toutefois, le plus jeune des éclaireurs, le fils de leur chef, proposa d’aller à l’endroit où les trois loups s’étaient tenus pour essayer de comprendre ce qui les avait tant préoccupés quelques instants auparavant.
Ce n’est pas sans inquiétude que le père accepta cette demande sachant que son cabochard de fils ne démordait jamais des choses qu’il se mettait en tête et que tous les chasseurs étaient tous aussi intrigués que lui par le comportement des fauves.
…
Tout en surveillant la lisière de la forêt, les hommes se dirigèrent vers le bord de la falaise donnant sur un à pic vertigineux et ils eurent alors la surprise de découvrir qu’un quatrième loup était couché sur un rocher plat en sailli, à quelques quatre ou cinq hauteurs d’homme en contrebas. Ayant remarqué un éboulis de l’arête, ils comprirent que le sol s’était effondré sous les pattes de l’animal dont la chute fut arrêtée par cette corniche providentielle. Mais si ce loup avait échappé ainsi à une mort rapide et certaine, il lui était impossible de remonter seul et ses trois congénères n’avaient rien pu faire pour le tirer de son refuge où il était dès lors condamné à mourir lentement de soif et de faim.
Cette découverte faite, il ne fallut pas longtemps au jeune éclaireur pour proposer de sortir ce loup de son terrible piège. Mais cette entreprise se révélait très périlleuse, voire impossible du fait que les chasseurs n'avaient pas de corde assez solide et assez longue et qu'il était impensable de descendre jusqu’au rocher en s'accrochant à une paroi apparemment très friable et ce, sans imaginer une éventuelle mauvaise réaction de l'animal qui ne comprendrait sans doute pas qu'on vint le sauver.
Cependant, le jeune homme qui était aussi agile et fort que pugnace et rusé en toutes circonstances ce qui le faisait admirer et écouter par toutes la tribu, imagina que le maintenant par les chevilles, on le laissa glisser la tête la première vers le bas et que tendant le manche de sa lance au loup, celui-là la saisisse dans sa puissante gueule pour se laisser tirer vers le haut.
Un tel projet étonna d’abord, puis après réflexion et discussion, ils décidèrent de tenter ce sauvetage qui, en cas de succès, apaiserait un tant soit peu l’échec manifeste de leur expédition et ce fut avec une ferveur surprenante qu’ils formèrent aussitôt une chaine humaine en tête de laquelle ils placèrent leur jeune éclaireur dont on avait lié les deux mains à sa lance et qu’ils basculèrent la tête la première dans le vide.
En bas, le loup, averti depuis un moment de la présence des hommes par le bruit des voix, intrigué, s’était déjà dressé sur ses pattes arrière contre la paroi. Il fut évidemment surpris de voir apparaître le jeune homme descendre vers lui en lui tendant le bâton, mais il ne tarda pas à comprendre si bien le but de la manœuvre qu’il parvint à mordre une première fois l’extrémité de la lance sans toutefois s’y accrocher suffisamment. L’éclaireur cria alors qu’on le descende un peu encore, afin que les dents de l’animal pussent atteindre la partie crantée de la lance.
La seconde morsure fut la bonne. Assuré que le loup tenait fermement le manche dans sa gueule, le jeune homme donna l’ordre de remonter et le sauvetage se termina alors avec une rapidité inouïe et presque d’un seul geste. Bientôt, d’un ultime coup de reins, le loup jaillit au sommet et roula dans l’herbe avant de s’y coucher sur le flanc et en haletant, de fixer d’un regard effaré ces êtres étranges aussi stupéfaits que lui de la situation.
Puis l’animal se releva, s’ébroua et sans plus de manières, détala jusqu’à la forêt où les chasseurs pantois le virent s’engouffrer.
…
La surprise fit vite place à la joie et à la fierté parmi les hommes qui se félicitaient de la rapidité et de la réussite d’un tel sauvetage qui leur permettait peut-être de payer la dette de leur présence sur un territoire interdit qu’ils pouvaient ainsi quitter sans trop de crainte.
Mais c’est alors que survint l’impensable, un drame qui leur fera longtemps croire que ce loup sauvé leur aura en définitive porté malheur à tous et à leur jeune éclaireur en premier.
En effet, ivre du succès de son idée, le jeune homme s’était lancé dans une danse frénétique de victoire, mais bientôt, s’étant rapproché dangereusement du bord de la falaise sans s’en rendre compte, il dérapa d’un pied sur un sol boueux que l’herbe cachait pour tomber lourdement sur la crête qui s’effondra sous son poids pour le précipiter dans le vide. Son père n’eut pas le temps de se jeter à son secours et au contraire du loup qu’il aura sauvé, le jeune homme n’eut pas la chance d’être arrêté dans sa chute par le rocher. On put seulement l’apercevoir disparaître tout en bas, bien en bas et surtout, trop en bas dans le bouillon du torrent.
Sa mort ne faisant aucun doute, la troupe accablée décida de tenter de récupérer son corps et s’engagea alors dans la descente du plateau qui fut pour chacun d’entre eux le pire moment de toute leur existence et ce n’est qu’à la tombée de la nuit qu’ils atteignirent le bord du torrent, non loin duquel ils trouvèrent une grotte où, reportant leurs recherches au lendemain, ils s’endormirent assommés par la tristesse et la fatigue.
Dès l'aube, ils remontèrent la rivière qui a cet endroit s'était déjà élargie et assagie et à peine quelques cascades plus en amont, ils eurent vite la chance de trouver le corps coincé entre des rochers. Le courant puissant du torrent l'avait entraîné très au-delà du point de chute qu'ils n'auraient sans aucun doute jamais pu atteindre. Cette découverte macabre mît cependant un peu de baume au cœur de ces hommes qui ne croyaient jamais en la mort apaisée de l'un des leurs tant qu'ils n'eussent pas vu son cadavre et ne l'avaient pas enterré avec des larmes et des paroles de souvenir et d'adieu.
Ils choisirent une petite butte à l'écart des eaux pour y creuser une fosse où ils ensevelirent leur cher et infortuné éclaireur, mais les funérailles furent écourtées, car à peine le père mit une dernière pierre sur la tombe de son fils qu'on entendit s'élever non loin un hurlement lugubre bientôt relayer par un second, puis un troisième. Ils comprirent alors qu'une meute de loups les avait suivis et qu'elle ne devait pas être bien loin.
...
Quatre jours plus tard, les chasseurs, harassés par le deuil, leur échec et leur marche arrivèrent enfin à leur village. Ils n'avaient pas entendu d'autres cris sur ce chemin et ils pensaient alors que les loups avaient abandonné leur traque. Cet espoir s'effaça quand le matin du surlendemain tout le village fut réveillé par un hurlement tout proche. On se précipita pour apercevoir un loup assis sur une butte à moins de cent pas des remparts.
On reconnut vite le « Sauvé », ce loup dont le sauvetage causa la perte de l'éclaireur et que l'on surnomma vite le « maudit ». Après s'être assuré qu'il était seul, on envoya quelques hommes pour tenter de le capturer, sinon le tuer ou du moins le faire fuir. Mais l'animal ne se laissa pas approcher et évita les tirs des flèches et des lances avec une surprenante agilité pour enfin aller s'abriter dans un bois non loin. Le lendemain cependant, il était de retour et cette petite guerre dura jusqu'à ce qu'on s'en lasse et que l'on s'habitue au voisinage de cet animal qui semblait résolu à prendre ses quartiers près du village sans le menacer d'une façon quelconque.
...
Du reste, les chasseurs s'occupaient activement à préparer une nouvelle expédition et ce fut au solstice qu'ils se remirent en marche en se dirigeant cette fois vers le Midi, vers l'aval de la rivière des loups et des hommes qu'ils se garderont bien de traverser. Ils la longèrent toute une journée jusqu'à une vaste région marécageuse dont ils se doutaient déjà des grands dangers sans l'avoir vraiment explorée et qu'ils étaient maintenant décidés à traverser.
Alors que la nuit tombait et qu'ils s'apprêtaient à se coucher, un hurlement proche les prévint que le « maudit Sauvé » les avait suivis.
Dès l'aube et pendant toute une matinée, ils cherchèrent en vain un passage à sec dans cette mangrove inextricable et plus d'une fois ils manquèrent de s'y perdre, de tomber dans des fondrières ou de s'enliser dans des sables mouvants que cachaient des eaux saumâtres grouillantes de bestioles plus ou moins sympathiques.
Revenant à leur campement, fatigués et penauds, ils aperçurent le loup qui un peu plus loin les fixait du regard en jappant. Il semblait manifestement les inviter à le suivre.
Et ils le suivirent pendant des heures et des heures jusqu'à réaliser que « le Maudit » leur avait fait traverser sans encombre l'enfer de ces marais pour les mener enfin au paradis des chasseurs.
Ils parvinrent en effet dans une large plaine où nombre de bois et de bocages abritaient un gibier profus, peu farouche et de premier choix.
Ils firent le lendemain la chasse de leur rêve et de leur vie, bien aidés en cela par un loup infatigable qui leur pista et leur rabattit des troupeaux entiers.
...
Jusqu'à la fin de l'automne, les hommes firent des aller-retour de leur nouveau terrain de chasse à leur village où ils rapportèrent leur suffisance de viande fraîche à fumer et de couples de chèvres et de cochons sauvages à élever.
Toutefois, aux premiers flocons de neige, ils ne virent plus le loup, le « Sauvé » qu'ils ne pouvaient plus maudire et c'est avec un peu de regret qu'ils se convainquirent alors, que la bête avait quitté sa proche tanière pour rejoindre les siens après avoir payé sa dette envers les hommes par les immenses services qu'il leur avait rendus.
Cet hiver-là fut bien moins rude que les précédents et au début de l'été, les hommes eurent la joie de constater que non seulement leur troupeau de chèvres et de cochons avait largement augmenté, mais que le gibier était revenu en nombre et en qualité dans les environs.
...
Et puis vint ce soir d'automne où les chasseurs de retour au village découvrirent en plein milieu de la grande place leurs enfants hilares occupés à jouer avec quatre louveteaux aussi réjouis qu'eux, et ce, sous le regard bienveillant du « Sauvé » et de sa louve, installés lascivement à l'ombre d'une hutte.
Cette petite meute ne quitta jamais le village d'où elle ne fut jamais chassée et très rapidement, on se persuada que l'esprit du jeune éclaireur s'était réincarné dans le corps du loup qu'il avait sauvé.
Ainsi, on prit l'habitude d'appeler tous ces loups « Kin » qui était le nom du défunt jeune homme et qui signifiait aussi bien « éclaireur » que « pisteur » ou « renifleur » ou « chercheur » ou encore « veilleur »
...
On l'aura compris, cette histoire s'est passée il y a fort longtemps et si on ne sait plus rien aujourd'hui de la tribu de notre jeune éclaireur, nous connaissons encore ce dernier par son nom que nombre de générations et de peuples nous ont légué sous différentes formes, par exemple « Kino », « Cino », « Cyno » ou « Canis »
...
Sauvant un loup, d'un faux pas, il créa le chien.
Martin-Lothar, le 14 juin 2015
Fin de loup
Partager cet article
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article