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Martin-Lothar

Vingt-huitième spectre (Un jardinier)

26 Octobre 2008 , Rédigé par Martin-Lothar Publié dans #Spectres, #Histoires d'Histoire

Pour icelles et iceux qui ne connaissent pas mes contes des spectres, je précise qu'il s'agit de nouvelles relatant les petites histoires de petites gens filant dans les dédales de la grande Histoire.
Ce sont des textes intéressants (ou pas) qu'il convient de lire calmement, en les sirotant et surtout, en se gardant de commencer par la fin où apparaît la clé, la révélation de l'histoire : sachez jouir de votre plaisir de lire.
Vous trouverez tous les autres spectres par un lien dans la colonne de gauche, tout en haut.


Vingt-huitième spectre (Un jardinier)

Les Anciens restaient avec la Nature ; pensaient avec elle et sans moyens extraordinaires, se jouaient de la matière. (René Adolphe Schwaller de Lubicz, Le Temple dans l'Homme)


Je suis mort comme je suis né : En jardinier de mon état, de mon métier et de ma race.
Mon père l'était aussi comme son père et ma mère était cuisinière, comme ma grand-mère.
Tous mes ancêtres jusqu’à des générations de nulle mémoire, vécurent dans les jardins et les cuisines d’une même famille de hobereaux dont la noblesse se perdaient dans la nuit des temps.
Comme tous ceux de cette famille et de ses serviteurs, aucun ne mit jamais un pied hors des limites de notre beau comté, voire de la province !
Ma mère me mit au monde dans un coin de la cuisine entre deux plats à préparer.
La baronne, notre maîtresse, l’assista seule dans cette œuvre et lui prodigua tous les soins qu’il fallait.
Deux heures après ma naissance, ma mère, refusant de se reposer plus longtemps, se remit à ses casseroles et mon père est venu « constater » mon existence pendant à peine un quart d’heure pour regagner satisfait un verger qui ne pouvait jamais pousser sans lui.
Quand j’ai eu cinq ans, je fus chassé de la cuisine pour aller vivre nuit et jour dans le parc en satellite souvent turbulent de mon père qui toutefois, ne me quittait jamais de l’œil et qui commença aussitôt à m’enseigner son art.
Jusqu’à quinze ans, j’ai ainsi hanté le potager, les pelouses, le verger et les plates-bandes, l’été, nu comme vers et l’hiver, vêtu d’une simple blouse ; je dormais du crépuscule à l’aube, blotti contre mon père dans un appentis du fond et je ne voyais ma mère qu’au souper dans la cuisine, après mon bain quotidien dans l’abreuvoir près de l’écurie dont l’eau n’était pas loin de geler quelquefois.
Heureusement, les repas préparés par ma mère, étaient fameux et largement plus luxueux qu’aucun autre gueux des alentours n’en avait jamais rêvé de sa vie !
J’ai donc passé mon enfance à gambader dans les taillis ; à courir dans les allée ; à ramper dans la boue ou la poussière ; à débleuir mes pieds nus trempés de neige ; à me sécher dans le foin de la grange des pluies de toute saison et à escalader au plus haut l’un après l’autre chacun des centaines d’arbres qui ornaient le parc.
Je n’ai jamais été vraiment malade dans ma vie car à la moindre fièvre ou faiblesse, mon père me donnait une racine à grignoter ou ma mère me faisait boire une potion qui me remettait sur pieds, aussi frais qu’un gardon, à peine quelques grimaces plus tard.
Au printemps, je me faisais en cachette des festins de framboises, de fraises ou de groseilles gorgées du meilleur sucre de la meilleure des terres et chauffées du soleil le plus sauvage et tendre.
La vie était dure évidemment, mais les paradis ne sont pas faits pour les limaces, comme disait papa et tout compte fait, manger une simple pomme, assis sur sa branche dans la splendeur de l’automne vaut bien toutes les frivolités et tous les trésors du monde !
Quand j’ai eu enfin le duvet au menton et partout là où il fallait, mon père me donna une culotte, une veste, un chapeau et des sabots en bois de noyer et de ce jour, il passa la plupart du temps assis à fumer sa pipe en me regardant travailler et à me donner des ordres et des conseils sur tout et tout le temps.
En quelques années, je suis ainsi devenu un aussi grand, savant et fameux jardinier que lui, ce qui, aux dires de la Baronne, était un « joli tour de force »

Les années passèrent ainsi où chaque jour je m’enracinais dans ma chère terre et je faisais de mes arbres, fruits et légumes prouesses après miracles à un tel point que je suis devenu célèbre dans toute la province et que bien des gens de toutes conditions, des paysans, des bourgeois et même des princes des alentours venaient presque chaque jour admirer le parc et me demander conseil !
Les produits qui n’étaient pas consommés par le château s’arrachaient à prix d’or au marché du bourg où je venais les vendre chaque semaine et où beaucoup me saluaient alors en mettant leur chapeau au plus bas !
Parmi ces visiteurs, souvent agaçants, un parisien de Paris emporta très vite ma sympathie, voire mon amitié, tant il venait souvent me rencontrer lors de ses séjours dans le pays et tant il se faisait discret et paraissait très curieux de tous les secrets de mon métier.
C’est la baronne qui me l’a amené un jour de mes trente ans en me le présentant comme un érudit parisien et un homme très influent dans le monde entier.
Cette année-là, mes parents étaient morts depuis longtemps et j’étais père d’un garçon de cinq ans qui gambadait tout nu dans mes pas toute la sainte journée et que j’avais eu de la jeune fille remplaçant ma mère aux fourneaux du château : Comme quoi la vie est un perpétuel recommencement tel un acre de carottes ou de choux !
Ce Parisien, pendant plusieurs saisons, venait souvent visiter la baronne et après leur repas, il passait des heures et des heures assis à me regarder travailler ; à prendre des notes ; à me questionner adroitement et poliment ou encore à lire un livre qu’il avait toujours dans la poche.
Le soir en partant, il ne manquait jamais de féliciter ma femme pour sa cuisine et de me remercier pour la qualité des aliments. A vrai dire, cela nous remplissait de fierté à chaque fois car nous n’avions jamais rencontré un gentilhomme aussi aimable et aussi attentionné à notre égard, pauvres rustres que nous étions.
Hélas, il ne revint plus les années suivantes et nous avons désespéré un peu de ne plus jamais le revoir.

Et puis arriva ce terrible soir où notre maîtresse eut un malaise : Ma femme me fit appeler pour aider à monter la Baronne dans sa chambre où elle trépassa dans la nuit.
A notre grande peine s’ajouta bientôt l’angoisse de perdre notre travail dans la mesure où la défunte n’avait pour seul héritier qu’un vague cousin vivant en Italie et qui, aux dires de l’intendant, se fichait comme une guigne et de sa cousine et de ce très vaste domaine légué qu’il ne lui restait qu’à vendre le plus vite possible et en morceaux s’il le fallait.
Heureusement, il mandata à cet effet notre vieil intendant qui nous respectait comme nous le respections et qui était aussi attaché à ces terres que nous l’étions bien qu’il ne pensait qu’à prendre une retraite bien méritée dans sa province natale.
Ce vieil homme se démena pendant des semaines et des mois à dénicher un acquéreur suffisamment riche pour prendre le tout et las d’écumer la province, il partit un jour pour Paris solliciter les nombreuses connaissances que la Baronne y comptait.
Le soir où il revint de la capitale fut sans aucun doute un des moments les plus heureux de ma vie : Il nous annonça qu’il y avait trouvé notre nouveau maître en la personne de ce charmant érudit parisien que nous apprécions tant et qui était bien décidé à vivre désormais toute l’année dans notre paradis tout en profitant de nos bons soins !

Notre nouveau maître s’installa trois mois plus tard et notre vie comme celle du domaine et même du comté tout entier en fut rapidement et profondément chamboulées.
S’il doubla nos gages d’emblée, il nous demanda à ma femme et à moi un surcroit de travail et de qualité que cependant, nous avons eu grand plaisir à lui prodiguer au quotidien.
Il recevait souvent dans son nouveau château bon nombre de gens de haut rang et de grande influence qui venaient de très loin parfois et qu’il fallait choyer et surtout éblouir à chaque moment de la journée.
Après quelques années d’un tel régime, ma femme et moi, nous étions connus et réputés dans l’Europe entière pour notre plus grand bonheur et celui de notre maître itou !

Mais un tel dévouement et une telle célébrité à parfois son revers de médaille et je l’appris à mes dépens, un soir de l’an de grâce 1760 où mon vénéré maître m’ordonna de participer à un de ses dîners de gentilshommes !
Pour tout vous dire, sauvage et gueux comme j’étais, je me suis fait longtemps prié pour accepter une telle corvée qui dépassait de très haut mes capacités, ma nature, mes espoirs et tout mon tempérament !
Mon maître, par sa très grande sagacité m’a enfin convaincu en me précisant que je devais par ma science du jardin, faire diversion lors de cette réunion de compères qu’il souhaitait réconcilier : Mon seul discours empêcherait sans aucun doute que ces invités et lui-même n’abordent des sujets bien trop propices à la polémique voire à d’autres fâcheries irrémédiables.
Mon argument sur les habits tomba même, car il me conduisit aussitôt dans ses appartements pour me faire essayer des costumes, bas, perruques et autres souliers vernis dont jamais de ma vie je n’avais même imaginé avoir la moindre envie ou le moindre intérêt !
En quelques minutes, j’étais grimé comme un ministre et mon entrée dans la cuisine provoqua l’hilarité de mon fils et de ma femme qui mirent toutefois un bon moment à me reconnaître.
Les trois invités arrivèrent enfin ; deux venant ensemble de Paris et le troisième de Genève, et je dus leur faire visiter le parc tout en répondant comme je pouvais à leurs questions et remarques et en essayant de cacher le malaise de mon corps engoncé dans ses habits du diable.

Etrangement, mon trouble de « manant en perruque » disparut une fois assis à la table du dîner et je pense que ce fut sans doute par la surprise de me trouver en invité dans cette vaste et splendide salle à manger où je mettais les pieds et où je posais le cul pour la première fois de ma vie ou encore par les vapeurs de ce délicieux vin de Malaga que nous avons bu « en apéritif »
Tout mon corps et mon esprit en furent soudain libérés, éthérés et je pris alors la parole sans cesse pour évoquer avec une flamme et une volubilité insoupçonnée tous les trésors de mes paradis de jardin, de verger et de potager.
Je parlais ; je parlais haut et fort des arbres, des salades, des herbes, des fleurs, des légumes, du vent de la pluie, du gel, des saisons et de l’humus et je ne voyais rien et  je n’entendais rien d’autre que ma voix vibrant sous les stucs et glissant sur le silence passionné des mes quatre auditeurs qui m’écoutaient, bouche bée, comme des petits enfants.
Je cessai ce discours au bout d’une heure toutefois pour enfin me renseigner du regard sur l’attitude de mon maître sur ma performance et quand je vis ses yeux luire de bonheur et de fierté, je repris incontinent mon sermon avec encore plus de vigueur et de prolixité !

Pourtant, il a bien fallu que je me taise pour enfin profiter des mets délicieux de mon assiette et ce fut à ce moment que l’invité suisse posa une question de politique à laquelle je ne compris rien et comme un des Parisiens lui rétorqua sèchement, bientôt suivi de mon maître, la conversation enfla sur ce sujet sans que je puisse la dévier et éviter ainsi une controverse si peu désirée.
Au bout d’une bonne heure hélas, le ton des convives devint bientôt coléreux, électrique, bouillonnant et ce ne fut qu’à l’arrivée des desserts qu’un silence tendu, lourd, orageux, presque haineux s’installa dans la pièce.
A peine nous avions avalé la première cuiller d’un sublime sorbet, que le Genevois s’adressa à moi et me demanda ce que je pensais de toutes ces affaires politiques.
Je fus bien embarrassé par une telle question sur un sujet où je n’y entendais rien de rien, c’est sûr, mais au lieu de lui répondre cela et quelque peu enivré par ma prestation, ma transformation et surtout par ce bon vin d’Arbois, je lançai d’un voix tonitruante et encolérée :
« Mais mon ami, qu’est-ce qu’un honnête homme aurait à faire des singeries capricieuses de ces rois fainéants, de ces princes embourgeoisés ou des ces prélats vaniteux et méchants dont la seule nature est de fuir ou de trahir la Nature ! Non, mon cher, en vérité je vous le dis, il faut cultiver notre jardin et basta ! »

A peine avais-je lâché ces derniers mots, que je pressentis avoir dit une niaiserie aussi gueuse que moi, aussi grande que mon cher verger, aussi lourde qu’un tombereau de terre après la pluie et ce fut dans un silence terrifiant que je fermai les yeux en m’attendant à essuyer toutes les moqueries et tout le mépris du monde.
Pourtant, quelques secondes plus tard, je constatai que ces quatre messieurs savants, loin de dédaigner mes propos, semblaient plongés dans un abîme de réflexion et de curiosité.
Je n’eus pas le temps de soupirer, que l’invité suisse, un certain Jean-Jacques Rousseau lança un regard complice à son voisin, du nom de Denis Diderot, puis à l’autre Parisien, Jean d’Alembert et se tournant vers mon maître, il lui déclara :
« Non seulement votre jardinier est le meilleur du monde, mais en plus, c’est un grand philosophe ; décidemment, vous êtes un homme comblé, mon cher Voltaire ! »



Note : Voltaire, Rousseau, d’Alembert et Diderot étaient contemporains et se fréquentaient un tant soit peu entre deux fâcheries. Si je situe ce dîner virtuel en 1760, chez Voltaire, au château de Ferney (Pays de Gex, France, Europe) il reste plus improbable qu’impossible.

Martin-Lothar, le 26 Octobre 2008
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A
Voltaire, Rousseau, c'est leurs fautes !!!<br /> <br /> Signé : Gavroche
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L
Je dirais merci pour la visite du jardin et des cuisines, et merci surtout pour le dîner avec ces merveilleux écrivains que sont Diderot et Voltaire. <br /> (je n'ai pas lu D'Alembert et JJ me plait moins, même s'il est né le même jour que moi, quelques années plus tôt...)
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M
<br /> Mère Castor : D'Alembert fut un mathématicien en fait et sa lecture demande quelque attention spéciale. Mais bon, c'est le co-papa de l'Encyclopédie quand même !<br /> <br /> <br />
M
génial<br /> et quelle chute!!!<br /> je m'disais...ça doit être des gens "illustres"...<br /> j'ai deviné au "il faut bien cultiver notre jardin"....mais je ne savais plus qui l'avait écrit!!<br /> :)))))<br /> merci le loup..tu es vraiment talentueux....
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M
<br /> Mélusine : Merci. De gens illustres et illustrés tant bien que mal.<br /> <br /> <br />
P
J'adore cultiver un jardin même si je n'ai parfois sous la main qu'un buisson d'à peine 10 cm.
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M
<br /> Prax : Attention aux mauvaises herbes hein !<br /> <br /> <br />
B
Merci !
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M
<br /> Berthoise : De rien... Mais merci de quoi ?<br /> <br /> <br />
H
Hum ! Savoureux !<br /> bises
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M
<br /> Hermione : Bises.<br /> <br /> <br />