Le chat de Passeloup
O Fortuna, velut luna statu variabilis, semper crescis aut decrescis; vita detestabilis nunc obdurat et tunc curat ludo mentis aciem,
egestatem, potestatem dissolvit ut glaciem.
O Fortuna, comme la Lune tu es variable toujours croissante et décroissante; la vie détestable d'abord oppresse et puis calme comme le jeu s'empare de la raison, pauvreté et pouvoir elle les fait fondre comme glace.
(In Carmina Burana (1225-1250) Le chant des Goliards)
Il y a des jours comme ça où tout se passe en quelques heures : Le pire comme le meilleur et bien souvent, ce n’est que bien des années après que l’on se rend compte que la Fortune tourna alors sa roue plusieurs tours sans qu’on le réalise vraiment.
Tel fut ce vendredi 15 décembre pour Pascale qui dans l’après-midi fut avisée qu’elle était virée de son emploi et devait s’apprêter à passer le Noël le plus terrible et le plus triste de sa vie.
De plus en sortant de la boîte, elle constata avec angoisse qu’une grosse neige commençait à blanchir la chaussée ce qui présageait un long et pénible retour chez elle.
Pascale s’attendait depuis plusieurs semaines à se retrouver au chômage, sans un sou vaillant et avec deux enfants sur les bras : Ça ne pouvait être que la cerise amère d’un gâteau infect que le destin lui cuisinait depuis plusieurs années déjà.
Elle retrouva sa vieille voiture quelques mètres plus loin, là où, une fois de plus en retard, elle l’avait garée en hâte le matin même : Elle constata presque joyeusement que la trêve des confiseurs lui avait tout de même épargné une prune de plus.
Elle démarra l’antique R5 qui vrombit de ses boulons chancelants en crachant comme toujours son épais nuage noir et après quelques tours de roues, Pascale s’inquiéta vraiment de l’état de la route qui s’aggravait de minute en minute.
Déjà qu’en ville, ça commençait à glisser pas mal, qu’en serait-il tout à l’heure sur les petites routes vicinales ?
Malgré tout, elle s’étonna de sa sérénité : En d’autres temps sans doute, elle se serait effondrée en larmes incapables de réagir à tout et se serait figée dans une de ces prostrations vénéneuses communes aux êtres les plus désaffectés et les plus accablés.
Pourtant, forte de ce qu’elle ne savait quoi, Pascale engagea la vieille Renault dans l’artère principale de la ville et comme elle s’y attendait, elle fut bientôt coincée dans un de ces inextricables bouchons bien endurcis cette fois par les embarras des fêtes et une couche de neige qui commençait manifestement à givrer.
Machinalement, elle alluma la radio qui diffusa alors la petite musique de nuit de Mozart : Il n’en fallait pas plus pour qu’elle accueille sans résistance le flux de souvenirs des dix années passée ; un peu comme si elle aurait désiré revoir comme pour se flageller un film des plus noirs, des plus durs ou des plus dérangeants.
Pascale est née et a passé toute sa vie dans le petit village francilien de Passeloup qui abrite ses trois cents âmes au creux d’un vallon en bordure de la forêt du même nom.
Elle perdit ses parents alors qu’elle n’avait que cinq ans et fut élevée avec rigueur, modestie, calme et tendresse par sa grand-tante Roxane, la seule parente qui lui restait.
Ayant peu d’amis, elle fit des études studieuses et à vingt ans empocha son bac et s’engagea aussitôt dans la vie active en tant que secrétaire de direction.
Quand la trop vieille Roxane mourut cette année, elle n’hérita d’elle qu’un reliquat de dette de deux mille francs qu’elle paya en vendant ses propres livres et ses disques.
Pascale se souvint de ce bal du 14 juillet à Passeloup où elle fit la rencontre de Jean-Pierre, un beau gars du village voisin.
Il avait aussi vingt ans, il terminait des études d’aide-comptable en se sachant déjà embauché dans cet emploi par une petite entreprise du coin.
Ce fut le coup de foudre et les fiançailles ne durèrent en fait que quelques semaines pour se transformer en un mariage discret, mais fervent et prometteur.
Jean-Pierre reçut en cadeau d’un oncle, une vieille masure presque en ruine qui se tenait un peu isolée dans un vaste jardin en bordure de la petite route qui allait du village à la vaste et sombre forêt de Passeloup.
Avec ardeur et passion, le jeune couple s’installa dans cette maison et entreprit aussitôt de la restaurer de fond en combles. C’était presque un travail de romain, mais ils décidèrent que quitte à vivre quelques années à la dure, ils mettraient le temps qu’il fallait pour enfin obtenir un foyer chaleureux et sympathique.
Bien qu’ils n’étaient pas des plus riches, ils avaient tous les deux un emploi et n’eurent aucune difficulté pour obtenir des crédits leur permettant de restaurer petit à petit leur chaumière d’amour.
Un peu de temps passa ainsi très vite en travail, rires et fêtes avec la poignée d’amis qu’ils avaient et un tas de promesses heureuses.
Deux plus tard, leur premier enfant naquit, un garçon prénommé Erwan et puis dans la foulée, ils eurent une petite fille, Camille.
Pascale baissa un peu la vitre de la voiture pour laisser entrer un peu d’air frais dans l’habitacle surchauffé et pollué par l’immobilité du trafic.
A ce moment-là, un luxueux 4X4 vint se placer à sa hauteur sur la file de droite et le bruit ronflant presque bourdonnant d’un puissant moteur ne manqua pas d’évoquer à Pascale son premier « contact » avec les sinistres et énigmatiques seigneurs et comtes de Passeloup.
Ce fut un samedi, le tout premier jour de leur installation dans leur maison de mariés au lieu dit « les Volfgangers ».
Il était midi et Jean-Pierre était monté sur le toit pour l’inspecter et éventuellement remettre en place ou remplacer quelques tuiles. Pascale s’occupait alors défricher une partie du jardin où elle rêvait de planter le plus beau potager du monde. A cet effet, elle s’était armé d’un vieille faux rouillée trouvée dans la remise et malgré les moqueries de son jeune mari, telle une ancienne gravure bucolique, elle exultait en dansant plus qu’en fauchant.
C’est alors qu’un bourdonnement profond les interrompit dans leurs travaux : Une voiture remontait du village et allait passer devant leur nouveau domicile.
Ils apprendraient ce jour que ce passage allait être quotidien et d’horaire fixe et précis un peu comme un antique et inquiétante horloge.
Pascale entendit alors Jean-Pierre lui crier : « Tiens, un V12 et ça je te parie que c’est une Rolls ! »
En effet, quelques secondes plus tard, une magnifique Rolls-Royce noire déboucha du virage et passa majestueusement devant le portail de leur maison pour aller se perdre quelques minutes plus tard dans la nuit de la forêt de Passeloup.
A n’en pas douter, il s’agissait de la voiture de la comtesse Marianne de Passeloup qui était la dernière d’un lignée de seigneurs installés sur ces terres depuis la nuit des temps.
Le premier des Passeloup, Lothar von Wolfgangherr, construisit en l’an 1156 un petit château fort en plein cœur de cette vaste forêt qui porte désormais son nom francisé. Ce terrible chef de guerre venait de Germanie d’où l’on raconte qu’il avait été chassé pour de sombres histoires de sorcellerie ou sans doute pire encore.
Il devint rapidement le riche et puissant seigneur de toute la contrée et c’est sous la protection d’une toujours sinistre renommée que ses descendants traversèrent dans une discrétion maintenant devenue proverbiale tous les aléas de l’histoire de France.
Ragots et racontars furent nourris à leur encontre depuis la nuit des temps et ils furent toujours les premiers accusés de toute disparition, anomalie, calamité ou mort suspecte survenant à des lieues aux alentours sans trouver cependant quiconque pour le leur signifier ou les en punir.
Si la Révolution les priva d’une grande partie de leurs terres et de leurs bénéfices, ils ne furent nullement inquiétés par ces évènements tant leur réputation épouvantable rebutait les plus téméraires. Même les Allemands pendant la seconde guerre mondiale avaient pris grand soin d’éviter les Passeloup alors même que toutes la contrée les appelle encore méchamment « les loups teutons »
A vrai dire, peu de gens dans la région avaient vu Marianne de Passeloup, dite la « louve teutonne » et peu savaient de manière précise combien de personnes vivaient dans ce château ; ce qu’ils y faisaient et comment les Passeloup parvenaient à maintenir un fortune que l’on disait considérable.
On savait que la « louve teutonne » n’avait pas loin de quatre-vingts ans ; qu’elle était veuve depuis longtemps et que son seul enfant, sa bru et son petit-fils étaient morts prématurément et sans doute dans des circonstances très suspectes aux dires de certains.
Les bonnes et mauvaises langues la disaient aussi acariâtre, vaniteuse, méchante voire cruelle et qu’elle faisait élever dans son domaine toutes sortes d’animaux, dont des loups qu’elle se plaisait souvent à martyriser en faisant des expériences douteuses.
Alors qu’elle était enfant, Pascale se souvint qu’elle s’aventurait souvent aux abords du domaine de Passeloup pour mener son enquête, mais elle n’eut jamais le courage d’enjamber les hauts murs du domaine ou les grilles de la forêt privative pour éventuellement découvrir la réalité de la légende. Toutefois, elle avait entendu un jour des bêtes hurler dans la profondeur des taillis, ce qui lui avait donné la peur de sa vie et avait mis fin à ses expéditions.
Le seul contact que les Passeloup avaient avec le village, c’était cette rolls qui chaque jour permettait à un chauffeur courtois mais glaçant de se fournir à la boulangerie de nombreux pains et viennoiseries.
Pascale commençait à s’exaspérer du bouchon dans laquelle elle était coincée depuis au moins une demi-heure.
A son désespoir, elle constata que la chute de neige augmentait ce qui compliquerait certainement les choses une fois parvenue en pleine campagne.
Elle avait vraiment hâte d’embrasser ses enfants, sa seule consolation désormais. Ils étaient sans doute revenus de l’école et ils l’attendaient à la maison la tête pleine de questions en tout genre.
Finalement, elle pu sortir de la ville ; parcourir un bout de nationale fraîchement salée puis, s’aventurer à pas de loups, avec peu de visibilité et beaucoup d’appréhensions sur une petite route déjà bien enneigée ou verglacée.
Pascale roula quelques kilomètres avec toute précaution dans la campagne où elle savait qu’elle ne rencontrerait personne à cette heure et à plusieurs reprises, l’honorable R5 se plut à faire quelques pas de valses.
Elle savait cependant que ça n’était pas la partie la plus difficile de son parcours car il y aurait bientôt une belle côte pour monter sur le plateau de Passeloup et puis toute la traversée de la forêt dont la route sinueuse, délabrée et vallonnée lui réservait sans aucun doute de méchantes surprises.
Sur Radio classique, ils diffusaient les « Carmina Burana » de Carl Orff que Pascale aimait beaucoup et tandis qu’elle écoutait d’une oreille distraite tant elle était prise par sa conduite, elle reprit ses souvenirs.
La naissance des enfants hâta leur désir d’en terminer au plus vite avec les travaux de la maison.
Jean-Pierre en quelques années avait évolué dans son emploi et était devenu chef comptable de son entreprise. Bien qu’il gagnât convenablement sa vie, le couple avait quand même empilé pas mal de dettes, et les travaux étaient de plus en plus onéreux.
Pascale gardait quand même confiance et espoir et elle ne se doutait pas alors que des idées saugrenues hantaient l’esprit de son mari qu’elle aimait plus que tout.
Tout bascula ce jour de printemps où un coup de fil lui apprit que Jean-Pierre venait d’être arrêté pour malversations comptables dans son entreprise.
Pendant plusieurs jours, Pascale ne crut pas un instant cette histoire et elle vécut ces heures comme une bête enragée à défendre bec et ongles l’honneur de son mari et la paix de sa famille.
Hélas, les faits furent bel et bien établis et les preuves accablaient Jean-Pierre qui n’eut pas la force de nier quoi que ce soit.
Il fut rapidement condamné à trois ans de prison et incarcéré dans une des plus sinistres maisons d’arrêt qu’on ait jamais construites.
La vie de Pascale devint rapidement un naufrage épouvantable: Dans ces petits villages tout se sait rapidement et le moindre écart est sanctionné par un flot d’opprobres généralisés et libère bien vite toutes les rancoeurs, les suspicions, les jalousies ou les imaginations malsaines.
Toutes les portes et tous les visages se fermèrent un à un ; les amis de toujours devinrent subitement et éternellement injoignables ; les voisins firent semblant de ne plus la reconnaître ou même de la voir et les commerçants tinrent désormais à être payés rubis sur l’ongle.
Malgré tout cela, Pascale décida de tenir bon la barre de ce sinistre radeau et de ne pas abdiquer dans le vortex d’une telle infortune et face à tous ces gens imbéciles et hargneux.
Elle prit le parti de tout révéler à ses enfants qui n’en pouvaient plus d’entendre les allusions perfides de leurs camarades ; elle les emmena avec elle visiter leur père dont le moral s’affaissait de plus en plus à chaque fois et elle tâcha de se libérer l’esprit de tout cet enfer en bricolant la maison de bout de fils de fer, de ciment, de pierre ou de bois.
Le soupçon la poursuivit même jusqu’à son travail et elle se douta bientôt que la confiance dont on l’avait toujours gratifiée jusqu’à présent disparut complètement quand on lui demanda un matin de former une jeune embauchée qui n’avait finalement d’avenir que de la remplacer.
A cette pensée, Pascale grimaça un sourire dépité : Depuis quelques heures, elle était désormais remplacée et sans emploi pour des motifs dont la futilité désarmait tout courage.
La vieille R5 abordait maintenant la côte de la forêt et ne s’en tirait pas trop mal.
La radio annonça quelques pages de publicité avant la diffusion de l’acte final de Don Giovanni de Mozart encore.
Tout naufrage ayant son épilogue plus ou moins mortel, Pascale se souvint alors de ce terrible matin où, au téléphone, elle entendit la voix un peu neutre du directeur de la prison lui annoncer que dans la nuit, Jean-Pierre, son mari, son amour, le père de ses enfants « avait mis fin à… Avec un drap… Désolé… Toutes mes condoléances chère Madame… »
La Renault était maintenant entrée dans la forêt qui semblait transfigurée par les rigueurs hivernales : Les arbres vénérables étaient comme parés de châles translucides ou scintillants et la route verglacée serpentait dans un décor un peu fantomatique, irréel tel un de ces chemins de contes de fées ou de Noël.
A travers ses larmes et le pare-brise cotonneux, Pascale avait beaucoup de mal à reconnaître un parcours qu’elle avait pourtant fait matin et soir pendant des années.
Elle distingua enfin le petit virage en butée de la mare de Passeloup et se prépara à s’engager dans la descente un peu raide qui s’ensuivrait.
Un ou deux nids de poules annoncèrent le sommet et la R5 amorça enfin la descente sans rechigner.
C’est alors que Pascale aperçut à quelques mètres devant le corps sombre d’un petit animal couché au milieu de la route.
Instinctivement, elle freina ce qui mit la voiture de travers et lui en fit perdre le contrôle.
La R5, éperdue, glissa quelques mètres et s’arrêta en cognant massivement contre un talus de côté.
Le moteur cala aussitôt.
Plus étourdie par la surprise que par le choc, Pascale sortit aussitôt de la voiture pour en faire le tour.
La radio faisait vibrer dans le crépuscule givrée, les serpents cordés du divin Mozart et la voix du Commandeur semblait se répercuter d’arbre en arbre : « Don Giovanni !… »
La voiture n’avait apparemment pas subi de dégâts, mais elle serait sans doute difficile à redémarrer et à sortir de son ornière.
Pascale s’approcha alors de l’animal étalé sur la route.
C’était un chat et un très affreux chat ; sans doute un de ces félins sauvages qui hantaient depuis des siècles cette partie de la forêt.
On disait que ces chats presque sauvages vivaient en nombreuses colonies dans quelques ruines ou galeries cachées dans les taillis et ils étaient évidemment toujours associés aux malfaisances obscures et légendaires des seigneurs de Passeloup.
Pendant ce temps, Don Giovanni narguait le Commandeur…
Celui-là était un très grand chat tigré de noir et de roux et qui ne devait plus être très jeune vu l’état galleux et crasseux de sa fourrure et sa très grande maigreur.
De plus, il lui manquait la moitié de la queue et une de ses oreilles était fendue dans toute sa longueur.
Regardant de plus près, Pascale constata que l’animal n’était pas mort car agité d’une longue et profonde respiration.
Le Commandeur demandait à Don Giovanni de lui donner la main…
Pascale sursauta quand le chat ouvrit un seul œil pour la « fusiller » d’un regard vraiment méchant…
« Da mi la mano » demandait le Commandeur
Sous le regard cruel de l’animal, Pascale se demanda ce qu’elle pouvait bien faire maintenant : Soit pousser le corps de cet horrible bête agonisant sur le bas-côté et partir en laissant faire la nature; soit l’emmener avec elle pour tenter de la soigner ou d’adoucir sa fin.
Leporello exhortait Don Giovanni de refuser l’invitation du Commandeur…
Finalement, Pascale retourna à la voiture ; ouvrit le coffre et en retira une vieille couverture qu’elle étala près du corps de l’animal.
Dites-lui non ! Gémissait ce pauvre Leporello.
Avec précaution, Pascale souleva le corps raide glacé du chat et le déposa sur la couverture.
Elle appréhendait dans la manoeuvre une réaction vive de cet animal sauvage qui devait porter sur ces griffes toutes les maladies du monde et toute la haine des humains. Cependant, il se laissa faire sans doute paralysé par une fracture, mais en la fixant toujours de son mauvais œil.
« Tiens, prend ma main » dit Don Giovanni au Commandeur.
Pascale déposa son paquet insolite sur le siège arrière de la voiture et au moment où elle ferma la portière, le cri de Don Giovanni tombant dans les enfers fusa dans le soir givrée.
Elle jeta alors un regard sur les environs. La neige cessait de tomber alors que la nuit enveloppait petit à petit les spectres glacés de la forêt.
Pascale remarqua que son accident eut lieu à quelques mètres seulement de l’entrée du petit chemin menant à la mare de Passeloup.
Elle se remémora alors ce qui restait son plus beau souvenir d’enfance.
Dès que Pascale eut douze ans, sa tante Roxane lui permit d’aller se balader à bicyclette sans surveillance avec pour seule restriction néanmoins d’éviter à tout prix la lugubre forêt de Passeloup.
Pascale n’eut évidemment de cesse que de braver cet interdit et hanta tant qu’elle pouvait tous les chemins et layons de la partie communale de ces bois.
Elle adorait en dérangeait et en admirer la faune et la flore au demeurant les plus variées qui soient dans un lieu déserté par tout importun du fait de sa réputation légendaire et de son voisinage suspect.
Au détour d’un chemin, elle découvrit un jour cette « mare » de Passeloup qui était en fait un petit étang alimenté d’une eau pure et claire par un ruisseau nommé l’Estévé.
Durant la bonne saison, la mare était pour moitié recouverte de nénuphars splendides où s’agitaient sans cesse des myriades d’insectes, de grenouilles et d’oiseaux sous les branchages épais des saules, des aulnes et des chênes.
Le plus grand intérêt de cet endroit était pour Pascale l’argile modelable qui constituait les berges de l’étang.
Pendant des heures et des heures de son enfance, elle en avait fait des centaines de figurines, statuettes ou formes abstraites qu’elle aimait faire sécher au soleil pour les emporter chez elle afin d’en orner ses bibliothèques ou autres vitrines improvisées.
Un matin d’un mois d’août d’une journée s’annonçant caniculaire, Pascale était occupée à installer son petit atelier de modelage quand un bruit profond au milieu de l’étant lui fit lever la tête.
Les nénuphars semblaient secoués par un fort courant inhabituel qui se manifesta bientôt par de petites vaguelettes aux berges.
Bientôt, elle aperçut une tête humaine qui glissait silencieusement sur la surface de l’eau.
C’était la tête ronde et féline d’un jeune garçon nageant qui, l’ayant aperçu, se dirigeait maintenant droit vers elle.
Quelques secondes plus tard, à moins de deux mètres d’elle, le nageur se redressa en sortant souplement de l’eau un corps vêtu du plus simple naturel.
Pascale était stupéfaite de cette apparition et pour le coup semblait aussi pétrifiée que ses figurines de glaise.
C’était la première fois de sa vie qu’elle pouvait mater de la plus belle façon et pour de vrai, la complète anatomie d’un garçon.
Ce dernier, sans aucune pudeur, s’avança vers elle en souriant largement et d’une voix éraillée la salua d’un bonjour inoubliable.
Avant que Pascale n’ait pu balbutier quoi que ce soit, le garçon lui affirma qu’il s’appelait Ludwig ; qu’il avait douze ans et qu’il adorait cette forêt et particulier cette mare de Passeloup.
Ce Ludwig était un très beau garçon : Il était très grand pour l’âge qu’il annonçait et avait un corps très athlétique pourvu d’une peau très blanche en dessous de laquelle pointait déjà la promesse d’une belle musculature.
Son visage était très sympathique et l’on eut dit celui d’un chat : Une tête toute ronde couronnée d’une coiffure au bol aux reflets mordorés, des yeux verts en amandes, un tout petit nez et ses sourires formaient par le pli des joues des sortes de moustaches félines à craquer.
De la surprise la plus totale, Pascale passa sous le charme le plus complet.
S’accroupissant alors, il lui demanda comment elle s’appelait.
Pascale, qui n’aimait pas trop son prénom, se demandera toujours pourquoi elle répondit du tac au tac : « Lune bleue »
Sur le coup du moins, cela fit son effet car Ludwig éclata d’un grand rire cristallin et lui certifia que ce prénom lui plaisait beaucoup par son originalité et parce qu’il ressemblait à celui d’une « Indienne sauvage »
Il se releva aussitôt et de trois bons souples atteignit le tronc d’un chêne du pied duquel il dégagea une serviette et des vêtements.
Il se sécha ; se rhabilla et vint s’asseoir près de Pascale toujours aussi médusée pour l’interroger sur sa manufacture d’argile.
Les quelques heures qui s’ensuivirent resteraient à jamais marquées dans la mémoire de Pascale.
Elle initia Ludwig à l’art du modelage qu’ils exercèrent ensemble par une dizaine de figurines et bientôt sur la proposition du garçon, ils entreprirent dans la plus parfaite et la plus joyeuse complicité la confection d’un chat grandeur nature.
Le jour déclinait quand ils posèrent enfin leur œuvre sur une souche chauffée des derniers rayons du soleil.
Ils étaient fiers de leur chat d’argile armée de bois et orné de moustaches en brindilles et d’une queue de branche de saule.
Certes, l’animal semblait avoir pas mal vécu et souffrait de malformations et d’une grave maladie de peau, mais pourtant, ils le contemplèrent longuement assis côte à côte et muets d’avoir trop de chose à dire ou à ne pas dire.
Enfin, ils se levèrent en se promettant de se revoir le lendemain à la première heure.
Ils laisseraient jusque-là leur statue sur sa souche et aviseraient alors de son sort et de sa possession.
Ludwig aida Pascale à ramasser tout son attirail et avant qu’elle n’enfourche sa bicyclette, il l’étreignit chaleureusement et lui appliqua un doux et long baiser sur les lèvres.
Si Pascale ce soir-là rentra chez elle comme sur un petit nuage, elle arriva très en retard et reçut la sévère grêle de sa tante qui pour la punir la cloîtra tout le lendemain dans sa chambre.
Pascale pleura toute la nuit et bouda toute la journée suivante en imaginant la déception de Ludwig.
Le lendemain, enfin libérée et parvenue à la mare de Passeloup, elle constata que la statue du chat avait disparu. Elle appela Ludwig pendant plus d’une heure ; en vain.
Elle revint les jours qui suivirent ; en vain.
Jamais elle ne le revit et le temps passant, elle se demanda si elle n’avait pas rêvé tout cela.
Une forte rafale d’un vent glacé ramena Pascale au présent et à sa dure réalité.
Elle s’enquit alors de ramasser des branches qu’elle plaça au droit des roues arrière de la voiture.
Il fallut qu’elle s’y reprenne à trois fois pour que le vieux moteur daigne enfin redémarrer.
La voiture s’extirpa quand même facilement de son embarras et repris son chemin.
Sur le siège arrière, le chat toujours allongé et immobile avait enfin fermé son œil terrifiant.
A la radio, des chanteurs tissaient de merveilleuses voix le superbe « lamento de la nymphe » de Monteverdi.
Après un virage en épingle à cheveu, il y eut cette ligne droite au milieu de laquelle se dressaient deux hautes colonnes signalant l’entrée du château de Passeloup.
En passant, Pascale jeta un œil morne sur la silhouette de la bâtisse lugubre qu’elle aperçut au bout de la longue allée bordée de platanes.
Pascale se sentait au bout du rouleau ; elle en avait vraiment marre de tout son barda de malheurs et ne pouvait plus envisager désormais d’espérer entrevoir la moindre issue à sa déchéance.
Encore un virage, et elle se souvint que dans quelques mètres, il y aurait un ravin sur la droite de la route.
C’était un petit ravin certes, mais qui pouvait suffire à mettre un terme à bien des souffrances…
Son esprit à ce moment bouillonnait comme jamais : C’était n’importe quoi.
Dans la lueur des phares, elle entrevit le trou béant qui s’avançait.
Alors, sans comprendre vraiment pourquoi ni comment, elle donna un brusque coup de volant à droite et perdit les pédales…
La voiture obliqua lourdement pour se diriger inexorablement vers l’impensable…
A ce moment, le chat derrière poussa un miaulement suraigu ; le pont arrière chassa aussitôt et le véhicule, propulsé dans l’autre sens vint tout doucement s’immobiliser sur le talus de gauche.
Pascale, surprise, désemparée, perdue, éclata en sanglot.
Cette fois, le moteur ne cala pas.
Arrivée chez elle et à peine était-elle sorti de la voiture, que Karine, la jeune fille qui gardait les enfants l’aborda en lui signifiant qu’elle était très en retard et qu’elle s’en allait tout de suite.
Pascale la remercia chaleureusement de sa patience et la libéra aussitôt en lui promettant de lui régler ces heures supplémentaires.
Quand elle poussa la porte de la maison portant le chat emmitouflé dans sa couverture, elle s’attendait bien sûr à essuyer une tempête de questions et de reproches de la part de ses enfants que les évènements récents rendaient chaque jour plus inquiets que jamais.
Effectivement, à peine eut-elle le temps de refermer la porte du pied qu’Erwan et Camille se relayaient déjà en gémissements réprobateurs et en arborant des visages complètement défaits.
Sans souffler mot, Pascale dégagea alors un pan de la vieille couverture pour faire apparaître la tête du chat qui ne comprenait rien de ce qui lui arrivait.
Elle failli fondre de bonheur quand elle remarqua alors la stupéfaction des enfants dont rapidement les visages s’illuminèrent d’une joie radieuse qu’elle ne le leur connaissait plus depuis bien des mois.
Il fallait se douter que cet animal de fortune, ce vieux chat borgne, paralysé et décati constituait malgré tout le plus beau cadeau de Noël que les enfants n’espéraient plus avoir cette année.
Pascale déposa son paquet sur la table du salon et à peine avait-elle retirer et ranger son manteau, Camille s’était déjà saisi de l’animal et le caressait tendrement en le tenant sur sa poitrine.
D’un vieux cageot garni de la couverture, ils firent une couche au chat et l’installèrent près de la petite cheminée.
Les enfants, ravis et excités comme des puces se relayaient à son chevet, l’une le caressant, l’autre lui proposant tout ce qui pouvait se manger et les deux l’abreuvant des paroles les plus douces et réconfortantes.
L’animal, qui fut rapidement baptisé du nom de Wolfgang proposé par Pascale eu égard aux circonstances musicales de sa découverte, n’accepta pour repas que la moitié d’un ravioli et quelques gouttes de lait tiède.
Pascale eut beaucoup de mal à coucher ses enfants et s’endormit elle-même enfin, bercée par leurs babillages fervents.
Le lendemain se fut malheureusement la consternation dans la petite famille : Le chat respirait toujours, mais ne réagissait plus à rien ni à personne.
Un conciliabule soucieux dégagea l’idée qu’il fallait au plus vite le porter chez un vétérinaire.
Aussitôt dit et aussitôt fait et Pascale et les enfants se préparèrent à cette expédition salutaire.
Hélas, la nuit très froide et les embardées de la veille avaient eu sans doute raison de la vieille R5 qui refusa totalement de démarrer.
Le désarroi des enfants força alors Pascale à envisager d’aller à pied jusqu’à la petite ville de Frivoli en raccourci par le chemin de terre.
Se doutant que ce périple pourrait être difficile vu qu’il y avait quelque sept kilomètres à parcourir dans le froid et sans doute dans une tempête de neige annoncée aux infos, Pascale s’y résigna tout de même et ayant installé le chat moribond dans sa couverture au fond d’un panier d’osier, ils partirent ainsi tous les trois pleins d’énergie et d’espoir.
Après avoir longé sur un kilomètre la lisière de la forêt, ils atteignirent les abords d’un enclos familier où les enfants furent cependant déçus de ne pas y voir les quelques animaux qu’ils aimaient beaucoup.
En effet, à la belle saison, sur ces quelques ares de pâtures, trois chevaux et deux ânes y vivaient en paix.
Les enfants, qui venaient souvent les admirer, les avaient chacun baptisés d’un nom de leur trouvaille : Le cheval blanc était nommé l’ « Esprit Blanc », les deux jeunes juments, « Mido » et « Madame Elle » et les ânes « Eva » et « Saturnin »
La descente du plateau de Passeloup fut très pénible : Non seulement le sol glissait terriblement, mais leur marche fut ralentie grandement par un fort vent glacé mêlé d’une neige fine et abondante.
Ils mirent trois heures pour atteindre enfin Frivoli.
Fourbus et gelés, ils sonnèrent à la porte du cabinet vétérinaire du docteur Laurence Honey-Melba qui se tenait à l’angle de la rue de la Tête à claques et du boulevard Annie Véa.
C’est Miriane Janis, la secrétaire du vétérinaire qui leur ouvrit la porte. Elle portait un manteau, s’apprêtant manifestement à sortir et avant que Pascale ne puisse en placer une, elle leur signifia sèchement qu’elle fermait le cabinet pour le week-end et que le docteur Honey-Melba était en consultation à l’extérieur et ne serait pas visible avant très tard dans la soirée.
Pascale ouvrit alors le panier d’osier et expliqua que ce chat très malade devait avoir des soins le plus vite possible.
Miriane Janis ayant jeté un coup d’œil légèrement dégoûté sur l’animal, les invita alors à rejoindre la ville voisine de Tandem où un confrère pourrait certainement le prendre en charge.
Pascale était découragée : la ville de Tandem, mal desservie par les transports publics, se situait à plus de 10 kilomètres, elle n’avait pas les moyens de prendre un taxi.
C’est alors qu’Erwan, bondissant, poussa brusquement la porte en manquant de peu de faire tomber Madame Janis et se plantant dans l’entrebâillement, leva un poing rageur et hurla « Au nom de la République, je vous ordonne d’examiner et de soigner notre chat ! »
Il y eut alors quelques longues secondes de stupéfaction et de silence général où tout le monde fixait éberlués ce gamin de huit ans qui, le visage tout rouge restait le bras levé, comme statufié sur le seuil par la colère.
A peine Pascale eut le temps de bredouiller quelques mots d’excuses, que Miriane Janis éclata d’un formidable rire puis, ouvrant toute grande la porte s’exclama « Alors si c’est une telle République qui l’ordonne, entrez ! Je vais voir ce qu’on peut faire pour cet animal ! »
Le chat Wolfgang fut rapidement placé sur une grande table blanche et examiné attentivement par la secrétaire.
Au bout de quelques minutes qui parurent une éternité pour les enfants, elle déclara que sous toutes réserves encore, Wolfgang ne semblait pas souffrir de fracture osseuse, mais d’une sorte d’atonie musculaire généralisée très probablement causée par son très grand âge.
Puis ayant réfléchi quelques secondes, elle proposa de placer le chat dans une des cages de gardes du cabinet et de laisser un message au vétérinaire pour qu’elle l’examine d’urgence et lui donne le cas échéant tous les soins nécessaires à son retour dans la soirée.
La petite famille agréa d’emblée cette proposition et remercia chaleureusement Miriane qui eut même droit dans la foulée à un magnifique baiser de la part d’Erwan et de Camille.
La secrétaire nota leur numéro de téléphone et leur adresse afin de les tenir au courant dès lundi matin puis elle leur offrit de plus un chocolat chaud et des gâteaux secs qu’ils acceptèrent avec joie.
Quelque peu revigorée par ces pas trop mauvaises nouvelles, cette chaleur humaine devenue bien rare, et par cet en-cas, la petite famille reprit son chemin du retour.
La tempête de neige ayant cessé, leur marche fut beaucoup moins pénible et ils retrouvèrent enfin leur petite maison un peu avant la tombée de la nuit.
Le dimanche qui suivi fut bien triste : Les enfants étaient très inquiets de ne jamais retrouver Wolfgang vivant et Pascale quant à elle se sentait sombrer de plus en plus vers un découragement morbide.
Elle ne ferma pas l’œil de la nuit et malgré elle, se mit à échafauder de sinistres plans d’abandon et de mort.
La journée du lundi en rajouta de solitude et d’angoisses : Les enfants étaient à l’école ; le facteur apporta son lot de factures dont la plupart menaçaient de tous les périls et elle n’eut aucune nouvelle du chat Wolfgang.
Elle n’osa pas rappeler le cabinet du vétérinaire et lassée enfin de toute cette « farce sordide » elle prit le parti de mentir aux enfants en leur disant le soir que le pronostic de santé du chat avait été reporté sine die…
La nuit suivante fut aussi blanche que noire et à l’aube du mardi, Pascale avait écrit deux lettres en perdant quasiment son poids en larmes : L’une pour le maire de Passeloup où elle lui demandait de faire son possible pour prendre soin de ses enfants et leur assurer l’avenir qu’elle n’avait plus la force, ni les moyens, ni le moral de leur prodiguer. Elle lui révélait aussi l’endroit où elle avait l’intention de se pendre.
L’autre lettre était pour ses enfants…
Les dès en étaient jetés.
Elle soigna particulièrement le petit-déjeuner de ce mardi en profitant le plus possible d’Erwan et de Camille qu’elle devait voir pour la dernière fois.
Après les avoir embrassés, mais pas trop longuement pour ne pas les inquiéter, elle les accompagna au bout de l’allée ou passa le bus scolaire et leur fit aussi longtemps que possible des signes d’au revoir.
A la fois accablée et résignée, elle monta au grenier où dans une vieille malle elle trouva une corde la plus solide possible.
Redescendue, elle éteignit le feu dans la cheminée ; plaça bien en évidence les deux lettres sur la grande table familiale et sortit.
Elle irait se pendre dans le fond de la grande cave située sous la remise.
Il y avait un beau ciel bleu ce matin-là et Pascale jeta un dernier regard circulaire sur son misérable domaine.
Là-bas, pourrissait sous le givre et les détritus un semblant de potager qui avait été vite abandonné pour des travaux plus urgents.
Elle fit quelques pas vers la remise funèbre et se retourna pour regarder la petite maison inachevée : Les volets à moitié peints, le crépi manquant et le toit où ne nombreuses tuiles filaient.
Un éclair lui traversa l’esprit et elle revit l’image de Jean-Pierre, ce jour d’été en leur bonheur de jeunes mariés ; son Jean-Pierre perché sur la toiture qui lui annonçait l’arrivée de la rolls noire…
Elle crut même un moment en entendre encore le bourdonnement velouté du moteur…
C’est alors que derrière elle, un bruit insolite sortit Pascale de son souvenir.
Elle se retourna brusquement et elle aperçu avec stupeur la luxueuse berline noire des Passeloup s’avancer doucement vers elle dans l’allée de la maison.
Les mythiques ailes d’argent du réservoir éclatant de lumière se figèrent bientôt à quelques mètres d’elle.
Puis, elle entendit le puissant moteur s’arrêter dans un soupir soyeux.
Une porte arrière de la Rolls-Royce s’ouvrit doucement laissant bientôt apparaître la petite silhouette d’une vieille dame qui, une fois sortie, se préoccupa de lisser le long imperméable qui recouvrait un superbe tailleur bleu.
Pétrifiée par cette apparition, Pascale devina néanmoins que sa visiteuse ne pouvait être que Marianne de Passeloup, « la louve teutonne »
C’était une petite femme, très fine qui semblait défendre de superbe manière la grande beauté qu’elle devait avoir eu dans sa jeunesse. Sous une blanche chevelure bouclée, elle arborait un visage rond, félin et rieur que quelques rides attristaient à peine.
La vieille dame avisa alors Pascale et souriante, elle lui fit un grand signe de la main et s’exclama : « Attendez, attendez, j’ai une surprise pour vous ! »
Elle se pencha alors dans la voiture et s’écria : « Allez, Amadeus, sors de là, imbécile ! »
Pascale crut défaillir quand elle vit jaillir de la rolls un chat qui n’était autre que Wolfgang.
L’animal s’ébroua et l’apercevant, il se dirigea aussitôt vers elle, miaulant, sa moitié de queue en chandelle.
Du plus fort qu’elle puit, Pascale jeta de côté la corde qui devait la pendre et se penchant, ramassa le chat ; le serra tendrement contre elle et éclata en sanglots.
La vieille dame s’étant approchée, tendit la main et dit : « Bonjour, je suis Marianne de Passeloup et je viens saluer et remercier la personne qui a sauvé mon chat bien aimé Amadeus d’une mort certaine »
Quelques minutes plus tard, Pascale était occupée à préparer un café « le plus fort » possible à Marianne de Passeloup qui, assise à la table familiale regardait le décor d’un œil curieux.
En sirotant son café bouillant, elle expliqua alors à Pascale qu’il y a environ dix ans, elle avait elle-même déjà ramassé sur la route ce brave chat Amadeus, alias Wolfgang, certainement blessé par un automobiliste.
Marianne adorait les chats depuis sa plus tendre enfance. Elle en avait plus d’une dizaine de tout âge et de toute race, mais Wolfgang, le plus laid, le plus vieux et le plus sauvage d’entre eux, était vraiment celui qu’elle préférait.
Toutefois, ce chat se faisait mal à la « vie de château » et périodiquement, il retournait voir « sa bande » au fin fond de la forêt.
Tout s’était bien passé ainsi jusqu’à ce que la vieillesse, par une maladie rare, le paralyse chroniquement en le laissant à la merci de tout pendant plusieurs jours.
Marianne révéla alors que ce dernier lundi, le vétérinaire de Frivoli, ayant reconnu Amadeus pour l’avoir souvent soigné, l’avait contactée et de fil en aiguille, elle avait ainsi appris comment Pascale avait sauvé son chat bien aimé de la pire des morts.
La louve teutonne lui demanda enfin de bien vouloir parler d’elle-même et de sa famille.
Pascale s’exécuta avec méfiance quand même et elle tissa un curriculum vitae des plus neutre et évasif.
Alors qu’elle parlait sans conviction, Marianne l’interrompit d’un gentil sourire pour lui demander d’où venaient ces magnifiques petites figurines en terre qui ornaient la cheminée.
A ce moment, certainement épuisée par les épreuves des derniers jours et déconcertée par la sympathie de Marianne, Pascale s’éclata totalement et lui raconta in extenso sa passion pour la forêt et la mare de Passeloup et sa rencontre avec le jeune Ludwig.
Au fur et à mesure de son récit, le visage de Marianne de Passeloup se décomposa complètement jusqu’à être baigné de larmes.
Quant Pascale eut terminé son histoire, Marianne de Passeloup, le visage couvert de ses mains sanglotait comme une enfant.
Se reprenant alors, la louve teutonne lui révéla que le jeune Ludwig n’était autre que son petit-fils adoré que la mort accidentelle de ses parents lui avait complètement confié alors qu’il n’avait que sept ans.
Elle l’aimait comme jamais grand-mère n’avait aimé un si bel enfant, fort, gentil et intelligent mais qui hélas était affecté d’une sale maladie du sang qui, à l’instar du chat Amadeus, le plaquait chroniquement dans un lit de torpeur.
Marianne raconta alors qu’un soir d’un mois d’août, Ludwig était rentré transfiguré de ses périples forestiers en disant qu’il venait de passer le plus beau jour de sa vie et qu’il avait rencontré le grand amour en la personne d’une certaine « Lune bleue »
Le lendemain cependant, il revint quelque peu dépité d’un lapin posé, mais en jurant qu’il retrouverait coûte que coûte sa fabuleuse lune.
Néanmoins, il avait rapporté le célèbre chat d’argile qu’il considérait comme une sorte de dieu.
Malheureusement, quelques jours plus tard, cette salope de maladie le cloua une fois de plus dans un lit dont il ne devrait plus se relever: Il mourut un soir d’octobre en caressant son idole d’argile.
Après l’enterrement de Ludwig dans la crypte du château, Marianne avait battu en vain la campagne à la recherche de cette « Lune bleue » qui personne ne persistait à connaître.
De guerre lasse, elle avait déposé le chat d’argile sur la tombe de son petit-fils en espérant qu’un jour, celle qui l’avait faite avec lui se manifesta et en hérite.
Après un long et pesant silence, les deux femmes tombèrent en pleurs, dans les bras l’une de l’autre.
La déesse Fortuna est vraiment capricieuse car à ce moment-là le destin de Pascale bascula une fois de plus.
En effet, Marianne de Passeloup l’invita avec ses enfants à passer le réveillon et le jour de Noël le plus fastueux qu’elle n’eut jamais rêvé.
Par ailleurs, ce 25 décembre même, entre deux morceaux de dinde, la louve teutonne lui offrit un emploi de secrétaire particulière.
Marianne de Passeloup lui révéla en effet qu’elle était un écrivain mondialement connu sous le pseudo de Tippie Cool et que le départ en retraite récent de sa collaboratrice exigeait un remplacement urgent.
Pascale accepta et s’installa « comme une sœur » avec ses enfants dans tout un étage du magnifique château de Passeloup.
Bien que Camille et Erwan eussent émis au début quelques réserves quant à l’évidente absence de fantôme dans cette énorme bâtisse, ils passèrent à Passeloup plus de dix ans d’un bonheur profus.
Jusqu’à ce 24 décembre où Marianne de Passeloup expira paisiblement alors que Pascale lui lisait le conte stupide d’un certain loup Lothar qu’elle avait trouvé sur l’Internet.
Le lendemain de ce décès cruel, le jour de Noël, de bon matin, Pascale arpentait pensive les allées fastueuses de l’immense potager de Passeloup en se disant qu’une fois de plus la déesse Fortuna avait tourné dans son dos une nouvelle page de sa vie en la jetant sur des chemins poussiéreux et erratiques.
Elle apprendra quelques jours plus tard que Marianne de Passeloup lui avait légué son nom, ses droits, ses biens et d’une manière générale, son immense fortune.
O Fortuna, velut luna statu variabilis, semper crescis aut decrescis…
Martin Lothar, Décembre 2006
O Fortuna, comme la Lune tu es variable toujours croissante et décroissante; la vie détestable d'abord oppresse et puis calme comme le jeu s'empare de la raison, pauvreté et pouvoir elle les fait fondre comme glace.
(In Carmina Burana (1225-1250) Le chant des Goliards)
Il y a des jours comme ça où tout se passe en quelques heures : Le pire comme le meilleur et bien souvent, ce n’est que bien des années après que l’on se rend compte que la Fortune tourna alors sa roue plusieurs tours sans qu’on le réalise vraiment.
Tel fut ce vendredi 15 décembre pour Pascale qui dans l’après-midi fut avisée qu’elle était virée de son emploi et devait s’apprêter à passer le Noël le plus terrible et le plus triste de sa vie.
De plus en sortant de la boîte, elle constata avec angoisse qu’une grosse neige commençait à blanchir la chaussée ce qui présageait un long et pénible retour chez elle.
Pascale s’attendait depuis plusieurs semaines à se retrouver au chômage, sans un sou vaillant et avec deux enfants sur les bras : Ça ne pouvait être que la cerise amère d’un gâteau infect que le destin lui cuisinait depuis plusieurs années déjà.
Elle retrouva sa vieille voiture quelques mètres plus loin, là où, une fois de plus en retard, elle l’avait garée en hâte le matin même : Elle constata presque joyeusement que la trêve des confiseurs lui avait tout de même épargné une prune de plus.
Elle démarra l’antique R5 qui vrombit de ses boulons chancelants en crachant comme toujours son épais nuage noir et après quelques tours de roues, Pascale s’inquiéta vraiment de l’état de la route qui s’aggravait de minute en minute.
Déjà qu’en ville, ça commençait à glisser pas mal, qu’en serait-il tout à l’heure sur les petites routes vicinales ?
Malgré tout, elle s’étonna de sa sérénité : En d’autres temps sans doute, elle se serait effondrée en larmes incapables de réagir à tout et se serait figée dans une de ces prostrations vénéneuses communes aux êtres les plus désaffectés et les plus accablés.
Pourtant, forte de ce qu’elle ne savait quoi, Pascale engagea la vieille Renault dans l’artère principale de la ville et comme elle s’y attendait, elle fut bientôt coincée dans un de ces inextricables bouchons bien endurcis cette fois par les embarras des fêtes et une couche de neige qui commençait manifestement à givrer.
Machinalement, elle alluma la radio qui diffusa alors la petite musique de nuit de Mozart : Il n’en fallait pas plus pour qu’elle accueille sans résistance le flux de souvenirs des dix années passée ; un peu comme si elle aurait désiré revoir comme pour se flageller un film des plus noirs, des plus durs ou des plus dérangeants.
Pascale est née et a passé toute sa vie dans le petit village francilien de Passeloup qui abrite ses trois cents âmes au creux d’un vallon en bordure de la forêt du même nom.
Elle perdit ses parents alors qu’elle n’avait que cinq ans et fut élevée avec rigueur, modestie, calme et tendresse par sa grand-tante Roxane, la seule parente qui lui restait.
Ayant peu d’amis, elle fit des études studieuses et à vingt ans empocha son bac et s’engagea aussitôt dans la vie active en tant que secrétaire de direction.
Quand la trop vieille Roxane mourut cette année, elle n’hérita d’elle qu’un reliquat de dette de deux mille francs qu’elle paya en vendant ses propres livres et ses disques.
Pascale se souvint de ce bal du 14 juillet à Passeloup où elle fit la rencontre de Jean-Pierre, un beau gars du village voisin.
Il avait aussi vingt ans, il terminait des études d’aide-comptable en se sachant déjà embauché dans cet emploi par une petite entreprise du coin.
Ce fut le coup de foudre et les fiançailles ne durèrent en fait que quelques semaines pour se transformer en un mariage discret, mais fervent et prometteur.
Jean-Pierre reçut en cadeau d’un oncle, une vieille masure presque en ruine qui se tenait un peu isolée dans un vaste jardin en bordure de la petite route qui allait du village à la vaste et sombre forêt de Passeloup.
Avec ardeur et passion, le jeune couple s’installa dans cette maison et entreprit aussitôt de la restaurer de fond en combles. C’était presque un travail de romain, mais ils décidèrent que quitte à vivre quelques années à la dure, ils mettraient le temps qu’il fallait pour enfin obtenir un foyer chaleureux et sympathique.
Bien qu’ils n’étaient pas des plus riches, ils avaient tous les deux un emploi et n’eurent aucune difficulté pour obtenir des crédits leur permettant de restaurer petit à petit leur chaumière d’amour.
Un peu de temps passa ainsi très vite en travail, rires et fêtes avec la poignée d’amis qu’ils avaient et un tas de promesses heureuses.
Deux plus tard, leur premier enfant naquit, un garçon prénommé Erwan et puis dans la foulée, ils eurent une petite fille, Camille.
Pascale baissa un peu la vitre de la voiture pour laisser entrer un peu d’air frais dans l’habitacle surchauffé et pollué par l’immobilité du trafic.
A ce moment-là, un luxueux 4X4 vint se placer à sa hauteur sur la file de droite et le bruit ronflant presque bourdonnant d’un puissant moteur ne manqua pas d’évoquer à Pascale son premier « contact » avec les sinistres et énigmatiques seigneurs et comtes de Passeloup.
Ce fut un samedi, le tout premier jour de leur installation dans leur maison de mariés au lieu dit « les Volfgangers ».
Il était midi et Jean-Pierre était monté sur le toit pour l’inspecter et éventuellement remettre en place ou remplacer quelques tuiles. Pascale s’occupait alors défricher une partie du jardin où elle rêvait de planter le plus beau potager du monde. A cet effet, elle s’était armé d’un vieille faux rouillée trouvée dans la remise et malgré les moqueries de son jeune mari, telle une ancienne gravure bucolique, elle exultait en dansant plus qu’en fauchant.
C’est alors qu’un bourdonnement profond les interrompit dans leurs travaux : Une voiture remontait du village et allait passer devant leur nouveau domicile.
Ils apprendraient ce jour que ce passage allait être quotidien et d’horaire fixe et précis un peu comme un antique et inquiétante horloge.
Pascale entendit alors Jean-Pierre lui crier : « Tiens, un V12 et ça je te parie que c’est une Rolls ! »
En effet, quelques secondes plus tard, une magnifique Rolls-Royce noire déboucha du virage et passa majestueusement devant le portail de leur maison pour aller se perdre quelques minutes plus tard dans la nuit de la forêt de Passeloup.
A n’en pas douter, il s’agissait de la voiture de la comtesse Marianne de Passeloup qui était la dernière d’un lignée de seigneurs installés sur ces terres depuis la nuit des temps.
Le premier des Passeloup, Lothar von Wolfgangherr, construisit en l’an 1156 un petit château fort en plein cœur de cette vaste forêt qui porte désormais son nom francisé. Ce terrible chef de guerre venait de Germanie d’où l’on raconte qu’il avait été chassé pour de sombres histoires de sorcellerie ou sans doute pire encore.
Il devint rapidement le riche et puissant seigneur de toute la contrée et c’est sous la protection d’une toujours sinistre renommée que ses descendants traversèrent dans une discrétion maintenant devenue proverbiale tous les aléas de l’histoire de France.
Ragots et racontars furent nourris à leur encontre depuis la nuit des temps et ils furent toujours les premiers accusés de toute disparition, anomalie, calamité ou mort suspecte survenant à des lieues aux alentours sans trouver cependant quiconque pour le leur signifier ou les en punir.
Si la Révolution les priva d’une grande partie de leurs terres et de leurs bénéfices, ils ne furent nullement inquiétés par ces évènements tant leur réputation épouvantable rebutait les plus téméraires. Même les Allemands pendant la seconde guerre mondiale avaient pris grand soin d’éviter les Passeloup alors même que toutes la contrée les appelle encore méchamment « les loups teutons »
A vrai dire, peu de gens dans la région avaient vu Marianne de Passeloup, dite la « louve teutonne » et peu savaient de manière précise combien de personnes vivaient dans ce château ; ce qu’ils y faisaient et comment les Passeloup parvenaient à maintenir un fortune que l’on disait considérable.
On savait que la « louve teutonne » n’avait pas loin de quatre-vingts ans ; qu’elle était veuve depuis longtemps et que son seul enfant, sa bru et son petit-fils étaient morts prématurément et sans doute dans des circonstances très suspectes aux dires de certains.
Les bonnes et mauvaises langues la disaient aussi acariâtre, vaniteuse, méchante voire cruelle et qu’elle faisait élever dans son domaine toutes sortes d’animaux, dont des loups qu’elle se plaisait souvent à martyriser en faisant des expériences douteuses.
Alors qu’elle était enfant, Pascale se souvint qu’elle s’aventurait souvent aux abords du domaine de Passeloup pour mener son enquête, mais elle n’eut jamais le courage d’enjamber les hauts murs du domaine ou les grilles de la forêt privative pour éventuellement découvrir la réalité de la légende. Toutefois, elle avait entendu un jour des bêtes hurler dans la profondeur des taillis, ce qui lui avait donné la peur de sa vie et avait mis fin à ses expéditions.
Le seul contact que les Passeloup avaient avec le village, c’était cette rolls qui chaque jour permettait à un chauffeur courtois mais glaçant de se fournir à la boulangerie de nombreux pains et viennoiseries.
Pascale commençait à s’exaspérer du bouchon dans laquelle elle était coincée depuis au moins une demi-heure.
A son désespoir, elle constata que la chute de neige augmentait ce qui compliquerait certainement les choses une fois parvenue en pleine campagne.
Elle avait vraiment hâte d’embrasser ses enfants, sa seule consolation désormais. Ils étaient sans doute revenus de l’école et ils l’attendaient à la maison la tête pleine de questions en tout genre.
Finalement, elle pu sortir de la ville ; parcourir un bout de nationale fraîchement salée puis, s’aventurer à pas de loups, avec peu de visibilité et beaucoup d’appréhensions sur une petite route déjà bien enneigée ou verglacée.
Pascale roula quelques kilomètres avec toute précaution dans la campagne où elle savait qu’elle ne rencontrerait personne à cette heure et à plusieurs reprises, l’honorable R5 se plut à faire quelques pas de valses.
Elle savait cependant que ça n’était pas la partie la plus difficile de son parcours car il y aurait bientôt une belle côte pour monter sur le plateau de Passeloup et puis toute la traversée de la forêt dont la route sinueuse, délabrée et vallonnée lui réservait sans aucun doute de méchantes surprises.
Sur Radio classique, ils diffusaient les « Carmina Burana » de Carl Orff que Pascale aimait beaucoup et tandis qu’elle écoutait d’une oreille distraite tant elle était prise par sa conduite, elle reprit ses souvenirs.
La naissance des enfants hâta leur désir d’en terminer au plus vite avec les travaux de la maison.
Jean-Pierre en quelques années avait évolué dans son emploi et était devenu chef comptable de son entreprise. Bien qu’il gagnât convenablement sa vie, le couple avait quand même empilé pas mal de dettes, et les travaux étaient de plus en plus onéreux.
Pascale gardait quand même confiance et espoir et elle ne se doutait pas alors que des idées saugrenues hantaient l’esprit de son mari qu’elle aimait plus que tout.
Tout bascula ce jour de printemps où un coup de fil lui apprit que Jean-Pierre venait d’être arrêté pour malversations comptables dans son entreprise.
Pendant plusieurs jours, Pascale ne crut pas un instant cette histoire et elle vécut ces heures comme une bête enragée à défendre bec et ongles l’honneur de son mari et la paix de sa famille.
Hélas, les faits furent bel et bien établis et les preuves accablaient Jean-Pierre qui n’eut pas la force de nier quoi que ce soit.
Il fut rapidement condamné à trois ans de prison et incarcéré dans une des plus sinistres maisons d’arrêt qu’on ait jamais construites.
La vie de Pascale devint rapidement un naufrage épouvantable: Dans ces petits villages tout se sait rapidement et le moindre écart est sanctionné par un flot d’opprobres généralisés et libère bien vite toutes les rancoeurs, les suspicions, les jalousies ou les imaginations malsaines.
Toutes les portes et tous les visages se fermèrent un à un ; les amis de toujours devinrent subitement et éternellement injoignables ; les voisins firent semblant de ne plus la reconnaître ou même de la voir et les commerçants tinrent désormais à être payés rubis sur l’ongle.
Malgré tout cela, Pascale décida de tenir bon la barre de ce sinistre radeau et de ne pas abdiquer dans le vortex d’une telle infortune et face à tous ces gens imbéciles et hargneux.
Elle prit le parti de tout révéler à ses enfants qui n’en pouvaient plus d’entendre les allusions perfides de leurs camarades ; elle les emmena avec elle visiter leur père dont le moral s’affaissait de plus en plus à chaque fois et elle tâcha de se libérer l’esprit de tout cet enfer en bricolant la maison de bout de fils de fer, de ciment, de pierre ou de bois.
Le soupçon la poursuivit même jusqu’à son travail et elle se douta bientôt que la confiance dont on l’avait toujours gratifiée jusqu’à présent disparut complètement quand on lui demanda un matin de former une jeune embauchée qui n’avait finalement d’avenir que de la remplacer.
A cette pensée, Pascale grimaça un sourire dépité : Depuis quelques heures, elle était désormais remplacée et sans emploi pour des motifs dont la futilité désarmait tout courage.
La vieille R5 abordait maintenant la côte de la forêt et ne s’en tirait pas trop mal.
La radio annonça quelques pages de publicité avant la diffusion de l’acte final de Don Giovanni de Mozart encore.
Tout naufrage ayant son épilogue plus ou moins mortel, Pascale se souvint alors de ce terrible matin où, au téléphone, elle entendit la voix un peu neutre du directeur de la prison lui annoncer que dans la nuit, Jean-Pierre, son mari, son amour, le père de ses enfants « avait mis fin à… Avec un drap… Désolé… Toutes mes condoléances chère Madame… »
La Renault était maintenant entrée dans la forêt qui semblait transfigurée par les rigueurs hivernales : Les arbres vénérables étaient comme parés de châles translucides ou scintillants et la route verglacée serpentait dans un décor un peu fantomatique, irréel tel un de ces chemins de contes de fées ou de Noël.
A travers ses larmes et le pare-brise cotonneux, Pascale avait beaucoup de mal à reconnaître un parcours qu’elle avait pourtant fait matin et soir pendant des années.
Elle distingua enfin le petit virage en butée de la mare de Passeloup et se prépara à s’engager dans la descente un peu raide qui s’ensuivrait.
Un ou deux nids de poules annoncèrent le sommet et la R5 amorça enfin la descente sans rechigner.
C’est alors que Pascale aperçut à quelques mètres devant le corps sombre d’un petit animal couché au milieu de la route.
Instinctivement, elle freina ce qui mit la voiture de travers et lui en fit perdre le contrôle.
La R5, éperdue, glissa quelques mètres et s’arrêta en cognant massivement contre un talus de côté.
Le moteur cala aussitôt.
Plus étourdie par la surprise que par le choc, Pascale sortit aussitôt de la voiture pour en faire le tour.
La radio faisait vibrer dans le crépuscule givrée, les serpents cordés du divin Mozart et la voix du Commandeur semblait se répercuter d’arbre en arbre : « Don Giovanni !… »
La voiture n’avait apparemment pas subi de dégâts, mais elle serait sans doute difficile à redémarrer et à sortir de son ornière.
Pascale s’approcha alors de l’animal étalé sur la route.
C’était un chat et un très affreux chat ; sans doute un de ces félins sauvages qui hantaient depuis des siècles cette partie de la forêt.
On disait que ces chats presque sauvages vivaient en nombreuses colonies dans quelques ruines ou galeries cachées dans les taillis et ils étaient évidemment toujours associés aux malfaisances obscures et légendaires des seigneurs de Passeloup.
Pendant ce temps, Don Giovanni narguait le Commandeur…
Celui-là était un très grand chat tigré de noir et de roux et qui ne devait plus être très jeune vu l’état galleux et crasseux de sa fourrure et sa très grande maigreur.
De plus, il lui manquait la moitié de la queue et une de ses oreilles était fendue dans toute sa longueur.
Regardant de plus près, Pascale constata que l’animal n’était pas mort car agité d’une longue et profonde respiration.
Le Commandeur demandait à Don Giovanni de lui donner la main…
Pascale sursauta quand le chat ouvrit un seul œil pour la « fusiller » d’un regard vraiment méchant…
« Da mi la mano » demandait le Commandeur
Sous le regard cruel de l’animal, Pascale se demanda ce qu’elle pouvait bien faire maintenant : Soit pousser le corps de cet horrible bête agonisant sur le bas-côté et partir en laissant faire la nature; soit l’emmener avec elle pour tenter de la soigner ou d’adoucir sa fin.
Leporello exhortait Don Giovanni de refuser l’invitation du Commandeur…
Finalement, Pascale retourna à la voiture ; ouvrit le coffre et en retira une vieille couverture qu’elle étala près du corps de l’animal.
Dites-lui non ! Gémissait ce pauvre Leporello.
Avec précaution, Pascale souleva le corps raide glacé du chat et le déposa sur la couverture.
Elle appréhendait dans la manoeuvre une réaction vive de cet animal sauvage qui devait porter sur ces griffes toutes les maladies du monde et toute la haine des humains. Cependant, il se laissa faire sans doute paralysé par une fracture, mais en la fixant toujours de son mauvais œil.
« Tiens, prend ma main » dit Don Giovanni au Commandeur.
Pascale déposa son paquet insolite sur le siège arrière de la voiture et au moment où elle ferma la portière, le cri de Don Giovanni tombant dans les enfers fusa dans le soir givrée.
Elle jeta alors un regard sur les environs. La neige cessait de tomber alors que la nuit enveloppait petit à petit les spectres glacés de la forêt.
Pascale remarqua que son accident eut lieu à quelques mètres seulement de l’entrée du petit chemin menant à la mare de Passeloup.
Elle se remémora alors ce qui restait son plus beau souvenir d’enfance.
Dès que Pascale eut douze ans, sa tante Roxane lui permit d’aller se balader à bicyclette sans surveillance avec pour seule restriction néanmoins d’éviter à tout prix la lugubre forêt de Passeloup.
Pascale n’eut évidemment de cesse que de braver cet interdit et hanta tant qu’elle pouvait tous les chemins et layons de la partie communale de ces bois.
Elle adorait en dérangeait et en admirer la faune et la flore au demeurant les plus variées qui soient dans un lieu déserté par tout importun du fait de sa réputation légendaire et de son voisinage suspect.
Au détour d’un chemin, elle découvrit un jour cette « mare » de Passeloup qui était en fait un petit étang alimenté d’une eau pure et claire par un ruisseau nommé l’Estévé.
Durant la bonne saison, la mare était pour moitié recouverte de nénuphars splendides où s’agitaient sans cesse des myriades d’insectes, de grenouilles et d’oiseaux sous les branchages épais des saules, des aulnes et des chênes.
Le plus grand intérêt de cet endroit était pour Pascale l’argile modelable qui constituait les berges de l’étang.
Pendant des heures et des heures de son enfance, elle en avait fait des centaines de figurines, statuettes ou formes abstraites qu’elle aimait faire sécher au soleil pour les emporter chez elle afin d’en orner ses bibliothèques ou autres vitrines improvisées.
Un matin d’un mois d’août d’une journée s’annonçant caniculaire, Pascale était occupée à installer son petit atelier de modelage quand un bruit profond au milieu de l’étant lui fit lever la tête.
Les nénuphars semblaient secoués par un fort courant inhabituel qui se manifesta bientôt par de petites vaguelettes aux berges.
Bientôt, elle aperçut une tête humaine qui glissait silencieusement sur la surface de l’eau.
C’était la tête ronde et féline d’un jeune garçon nageant qui, l’ayant aperçu, se dirigeait maintenant droit vers elle.
Quelques secondes plus tard, à moins de deux mètres d’elle, le nageur se redressa en sortant souplement de l’eau un corps vêtu du plus simple naturel.
Pascale était stupéfaite de cette apparition et pour le coup semblait aussi pétrifiée que ses figurines de glaise.
C’était la première fois de sa vie qu’elle pouvait mater de la plus belle façon et pour de vrai, la complète anatomie d’un garçon.
Ce dernier, sans aucune pudeur, s’avança vers elle en souriant largement et d’une voix éraillée la salua d’un bonjour inoubliable.
Avant que Pascale n’ait pu balbutier quoi que ce soit, le garçon lui affirma qu’il s’appelait Ludwig ; qu’il avait douze ans et qu’il adorait cette forêt et particulier cette mare de Passeloup.
Ce Ludwig était un très beau garçon : Il était très grand pour l’âge qu’il annonçait et avait un corps très athlétique pourvu d’une peau très blanche en dessous de laquelle pointait déjà la promesse d’une belle musculature.
Son visage était très sympathique et l’on eut dit celui d’un chat : Une tête toute ronde couronnée d’une coiffure au bol aux reflets mordorés, des yeux verts en amandes, un tout petit nez et ses sourires formaient par le pli des joues des sortes de moustaches félines à craquer.
De la surprise la plus totale, Pascale passa sous le charme le plus complet.
S’accroupissant alors, il lui demanda comment elle s’appelait.
Pascale, qui n’aimait pas trop son prénom, se demandera toujours pourquoi elle répondit du tac au tac : « Lune bleue »
Sur le coup du moins, cela fit son effet car Ludwig éclata d’un grand rire cristallin et lui certifia que ce prénom lui plaisait beaucoup par son originalité et parce qu’il ressemblait à celui d’une « Indienne sauvage »
Il se releva aussitôt et de trois bons souples atteignit le tronc d’un chêne du pied duquel il dégagea une serviette et des vêtements.
Il se sécha ; se rhabilla et vint s’asseoir près de Pascale toujours aussi médusée pour l’interroger sur sa manufacture d’argile.
Les quelques heures qui s’ensuivirent resteraient à jamais marquées dans la mémoire de Pascale.
Elle initia Ludwig à l’art du modelage qu’ils exercèrent ensemble par une dizaine de figurines et bientôt sur la proposition du garçon, ils entreprirent dans la plus parfaite et la plus joyeuse complicité la confection d’un chat grandeur nature.
Le jour déclinait quand ils posèrent enfin leur œuvre sur une souche chauffée des derniers rayons du soleil.
Ils étaient fiers de leur chat d’argile armée de bois et orné de moustaches en brindilles et d’une queue de branche de saule.
Certes, l’animal semblait avoir pas mal vécu et souffrait de malformations et d’une grave maladie de peau, mais pourtant, ils le contemplèrent longuement assis côte à côte et muets d’avoir trop de chose à dire ou à ne pas dire.
Enfin, ils se levèrent en se promettant de se revoir le lendemain à la première heure.
Ils laisseraient jusque-là leur statue sur sa souche et aviseraient alors de son sort et de sa possession.
Ludwig aida Pascale à ramasser tout son attirail et avant qu’elle n’enfourche sa bicyclette, il l’étreignit chaleureusement et lui appliqua un doux et long baiser sur les lèvres.
Si Pascale ce soir-là rentra chez elle comme sur un petit nuage, elle arriva très en retard et reçut la sévère grêle de sa tante qui pour la punir la cloîtra tout le lendemain dans sa chambre.
Pascale pleura toute la nuit et bouda toute la journée suivante en imaginant la déception de Ludwig.
Le lendemain, enfin libérée et parvenue à la mare de Passeloup, elle constata que la statue du chat avait disparu. Elle appela Ludwig pendant plus d’une heure ; en vain.
Elle revint les jours qui suivirent ; en vain.
Jamais elle ne le revit et le temps passant, elle se demanda si elle n’avait pas rêvé tout cela.
Une forte rafale d’un vent glacé ramena Pascale au présent et à sa dure réalité.
Elle s’enquit alors de ramasser des branches qu’elle plaça au droit des roues arrière de la voiture.
Il fallut qu’elle s’y reprenne à trois fois pour que le vieux moteur daigne enfin redémarrer.
La voiture s’extirpa quand même facilement de son embarras et repris son chemin.
Sur le siège arrière, le chat toujours allongé et immobile avait enfin fermé son œil terrifiant.
A la radio, des chanteurs tissaient de merveilleuses voix le superbe « lamento de la nymphe » de Monteverdi.
Après un virage en épingle à cheveu, il y eut cette ligne droite au milieu de laquelle se dressaient deux hautes colonnes signalant l’entrée du château de Passeloup.
En passant, Pascale jeta un œil morne sur la silhouette de la bâtisse lugubre qu’elle aperçut au bout de la longue allée bordée de platanes.
Pascale se sentait au bout du rouleau ; elle en avait vraiment marre de tout son barda de malheurs et ne pouvait plus envisager désormais d’espérer entrevoir la moindre issue à sa déchéance.
Encore un virage, et elle se souvint que dans quelques mètres, il y aurait un ravin sur la droite de la route.
C’était un petit ravin certes, mais qui pouvait suffire à mettre un terme à bien des souffrances…
Son esprit à ce moment bouillonnait comme jamais : C’était n’importe quoi.
Dans la lueur des phares, elle entrevit le trou béant qui s’avançait.
Alors, sans comprendre vraiment pourquoi ni comment, elle donna un brusque coup de volant à droite et perdit les pédales…
La voiture obliqua lourdement pour se diriger inexorablement vers l’impensable…
A ce moment, le chat derrière poussa un miaulement suraigu ; le pont arrière chassa aussitôt et le véhicule, propulsé dans l’autre sens vint tout doucement s’immobiliser sur le talus de gauche.
Pascale, surprise, désemparée, perdue, éclata en sanglot.
Cette fois, le moteur ne cala pas.
Arrivée chez elle et à peine était-elle sorti de la voiture, que Karine, la jeune fille qui gardait les enfants l’aborda en lui signifiant qu’elle était très en retard et qu’elle s’en allait tout de suite.
Pascale la remercia chaleureusement de sa patience et la libéra aussitôt en lui promettant de lui régler ces heures supplémentaires.
Quand elle poussa la porte de la maison portant le chat emmitouflé dans sa couverture, elle s’attendait bien sûr à essuyer une tempête de questions et de reproches de la part de ses enfants que les évènements récents rendaient chaque jour plus inquiets que jamais.
Effectivement, à peine eut-elle le temps de refermer la porte du pied qu’Erwan et Camille se relayaient déjà en gémissements réprobateurs et en arborant des visages complètement défaits.
Sans souffler mot, Pascale dégagea alors un pan de la vieille couverture pour faire apparaître la tête du chat qui ne comprenait rien de ce qui lui arrivait.
Elle failli fondre de bonheur quand elle remarqua alors la stupéfaction des enfants dont rapidement les visages s’illuminèrent d’une joie radieuse qu’elle ne le leur connaissait plus depuis bien des mois.
Il fallait se douter que cet animal de fortune, ce vieux chat borgne, paralysé et décati constituait malgré tout le plus beau cadeau de Noël que les enfants n’espéraient plus avoir cette année.
Pascale déposa son paquet sur la table du salon et à peine avait-elle retirer et ranger son manteau, Camille s’était déjà saisi de l’animal et le caressait tendrement en le tenant sur sa poitrine.
D’un vieux cageot garni de la couverture, ils firent une couche au chat et l’installèrent près de la petite cheminée.
Les enfants, ravis et excités comme des puces se relayaient à son chevet, l’une le caressant, l’autre lui proposant tout ce qui pouvait se manger et les deux l’abreuvant des paroles les plus douces et réconfortantes.
L’animal, qui fut rapidement baptisé du nom de Wolfgang proposé par Pascale eu égard aux circonstances musicales de sa découverte, n’accepta pour repas que la moitié d’un ravioli et quelques gouttes de lait tiède.
Pascale eut beaucoup de mal à coucher ses enfants et s’endormit elle-même enfin, bercée par leurs babillages fervents.
Le lendemain se fut malheureusement la consternation dans la petite famille : Le chat respirait toujours, mais ne réagissait plus à rien ni à personne.
Un conciliabule soucieux dégagea l’idée qu’il fallait au plus vite le porter chez un vétérinaire.
Aussitôt dit et aussitôt fait et Pascale et les enfants se préparèrent à cette expédition salutaire.
Hélas, la nuit très froide et les embardées de la veille avaient eu sans doute raison de la vieille R5 qui refusa totalement de démarrer.
Le désarroi des enfants força alors Pascale à envisager d’aller à pied jusqu’à la petite ville de Frivoli en raccourci par le chemin de terre.
Se doutant que ce périple pourrait être difficile vu qu’il y avait quelque sept kilomètres à parcourir dans le froid et sans doute dans une tempête de neige annoncée aux infos, Pascale s’y résigna tout de même et ayant installé le chat moribond dans sa couverture au fond d’un panier d’osier, ils partirent ainsi tous les trois pleins d’énergie et d’espoir.
Après avoir longé sur un kilomètre la lisière de la forêt, ils atteignirent les abords d’un enclos familier où les enfants furent cependant déçus de ne pas y voir les quelques animaux qu’ils aimaient beaucoup.
En effet, à la belle saison, sur ces quelques ares de pâtures, trois chevaux et deux ânes y vivaient en paix.
Les enfants, qui venaient souvent les admirer, les avaient chacun baptisés d’un nom de leur trouvaille : Le cheval blanc était nommé l’ « Esprit Blanc », les deux jeunes juments, « Mido » et « Madame Elle » et les ânes « Eva » et « Saturnin »
La descente du plateau de Passeloup fut très pénible : Non seulement le sol glissait terriblement, mais leur marche fut ralentie grandement par un fort vent glacé mêlé d’une neige fine et abondante.
Ils mirent trois heures pour atteindre enfin Frivoli.
Fourbus et gelés, ils sonnèrent à la porte du cabinet vétérinaire du docteur Laurence Honey-Melba qui se tenait à l’angle de la rue de la Tête à claques et du boulevard Annie Véa.
C’est Miriane Janis, la secrétaire du vétérinaire qui leur ouvrit la porte. Elle portait un manteau, s’apprêtant manifestement à sortir et avant que Pascale ne puisse en placer une, elle leur signifia sèchement qu’elle fermait le cabinet pour le week-end et que le docteur Honey-Melba était en consultation à l’extérieur et ne serait pas visible avant très tard dans la soirée.
Pascale ouvrit alors le panier d’osier et expliqua que ce chat très malade devait avoir des soins le plus vite possible.
Miriane Janis ayant jeté un coup d’œil légèrement dégoûté sur l’animal, les invita alors à rejoindre la ville voisine de Tandem où un confrère pourrait certainement le prendre en charge.
Pascale était découragée : la ville de Tandem, mal desservie par les transports publics, se situait à plus de 10 kilomètres, elle n’avait pas les moyens de prendre un taxi.
C’est alors qu’Erwan, bondissant, poussa brusquement la porte en manquant de peu de faire tomber Madame Janis et se plantant dans l’entrebâillement, leva un poing rageur et hurla « Au nom de la République, je vous ordonne d’examiner et de soigner notre chat ! »
Il y eut alors quelques longues secondes de stupéfaction et de silence général où tout le monde fixait éberlués ce gamin de huit ans qui, le visage tout rouge restait le bras levé, comme statufié sur le seuil par la colère.
A peine Pascale eut le temps de bredouiller quelques mots d’excuses, que Miriane Janis éclata d’un formidable rire puis, ouvrant toute grande la porte s’exclama « Alors si c’est une telle République qui l’ordonne, entrez ! Je vais voir ce qu’on peut faire pour cet animal ! »
Le chat Wolfgang fut rapidement placé sur une grande table blanche et examiné attentivement par la secrétaire.
Au bout de quelques minutes qui parurent une éternité pour les enfants, elle déclara que sous toutes réserves encore, Wolfgang ne semblait pas souffrir de fracture osseuse, mais d’une sorte d’atonie musculaire généralisée très probablement causée par son très grand âge.
Puis ayant réfléchi quelques secondes, elle proposa de placer le chat dans une des cages de gardes du cabinet et de laisser un message au vétérinaire pour qu’elle l’examine d’urgence et lui donne le cas échéant tous les soins nécessaires à son retour dans la soirée.
La petite famille agréa d’emblée cette proposition et remercia chaleureusement Miriane qui eut même droit dans la foulée à un magnifique baiser de la part d’Erwan et de Camille.
La secrétaire nota leur numéro de téléphone et leur adresse afin de les tenir au courant dès lundi matin puis elle leur offrit de plus un chocolat chaud et des gâteaux secs qu’ils acceptèrent avec joie.
Quelque peu revigorée par ces pas trop mauvaises nouvelles, cette chaleur humaine devenue bien rare, et par cet en-cas, la petite famille reprit son chemin du retour.
La tempête de neige ayant cessé, leur marche fut beaucoup moins pénible et ils retrouvèrent enfin leur petite maison un peu avant la tombée de la nuit.
Le dimanche qui suivi fut bien triste : Les enfants étaient très inquiets de ne jamais retrouver Wolfgang vivant et Pascale quant à elle se sentait sombrer de plus en plus vers un découragement morbide.
Elle ne ferma pas l’œil de la nuit et malgré elle, se mit à échafauder de sinistres plans d’abandon et de mort.
La journée du lundi en rajouta de solitude et d’angoisses : Les enfants étaient à l’école ; le facteur apporta son lot de factures dont la plupart menaçaient de tous les périls et elle n’eut aucune nouvelle du chat Wolfgang.
Elle n’osa pas rappeler le cabinet du vétérinaire et lassée enfin de toute cette « farce sordide » elle prit le parti de mentir aux enfants en leur disant le soir que le pronostic de santé du chat avait été reporté sine die…
La nuit suivante fut aussi blanche que noire et à l’aube du mardi, Pascale avait écrit deux lettres en perdant quasiment son poids en larmes : L’une pour le maire de Passeloup où elle lui demandait de faire son possible pour prendre soin de ses enfants et leur assurer l’avenir qu’elle n’avait plus la force, ni les moyens, ni le moral de leur prodiguer. Elle lui révélait aussi l’endroit où elle avait l’intention de se pendre.
L’autre lettre était pour ses enfants…
Les dès en étaient jetés.
Elle soigna particulièrement le petit-déjeuner de ce mardi en profitant le plus possible d’Erwan et de Camille qu’elle devait voir pour la dernière fois.
Après les avoir embrassés, mais pas trop longuement pour ne pas les inquiéter, elle les accompagna au bout de l’allée ou passa le bus scolaire et leur fit aussi longtemps que possible des signes d’au revoir.
A la fois accablée et résignée, elle monta au grenier où dans une vieille malle elle trouva une corde la plus solide possible.
Redescendue, elle éteignit le feu dans la cheminée ; plaça bien en évidence les deux lettres sur la grande table familiale et sortit.
Elle irait se pendre dans le fond de la grande cave située sous la remise.
Il y avait un beau ciel bleu ce matin-là et Pascale jeta un dernier regard circulaire sur son misérable domaine.
Là-bas, pourrissait sous le givre et les détritus un semblant de potager qui avait été vite abandonné pour des travaux plus urgents.
Elle fit quelques pas vers la remise funèbre et se retourna pour regarder la petite maison inachevée : Les volets à moitié peints, le crépi manquant et le toit où ne nombreuses tuiles filaient.
Un éclair lui traversa l’esprit et elle revit l’image de Jean-Pierre, ce jour d’été en leur bonheur de jeunes mariés ; son Jean-Pierre perché sur la toiture qui lui annonçait l’arrivée de la rolls noire…
Elle crut même un moment en entendre encore le bourdonnement velouté du moteur…
C’est alors que derrière elle, un bruit insolite sortit Pascale de son souvenir.
Elle se retourna brusquement et elle aperçu avec stupeur la luxueuse berline noire des Passeloup s’avancer doucement vers elle dans l’allée de la maison.
Les mythiques ailes d’argent du réservoir éclatant de lumière se figèrent bientôt à quelques mètres d’elle.
Puis, elle entendit le puissant moteur s’arrêter dans un soupir soyeux.
Une porte arrière de la Rolls-Royce s’ouvrit doucement laissant bientôt apparaître la petite silhouette d’une vieille dame qui, une fois sortie, se préoccupa de lisser le long imperméable qui recouvrait un superbe tailleur bleu.
Pétrifiée par cette apparition, Pascale devina néanmoins que sa visiteuse ne pouvait être que Marianne de Passeloup, « la louve teutonne »
C’était une petite femme, très fine qui semblait défendre de superbe manière la grande beauté qu’elle devait avoir eu dans sa jeunesse. Sous une blanche chevelure bouclée, elle arborait un visage rond, félin et rieur que quelques rides attristaient à peine.
La vieille dame avisa alors Pascale et souriante, elle lui fit un grand signe de la main et s’exclama : « Attendez, attendez, j’ai une surprise pour vous ! »
Elle se pencha alors dans la voiture et s’écria : « Allez, Amadeus, sors de là, imbécile ! »
Pascale crut défaillir quand elle vit jaillir de la rolls un chat qui n’était autre que Wolfgang.
L’animal s’ébroua et l’apercevant, il se dirigea aussitôt vers elle, miaulant, sa moitié de queue en chandelle.
Du plus fort qu’elle puit, Pascale jeta de côté la corde qui devait la pendre et se penchant, ramassa le chat ; le serra tendrement contre elle et éclata en sanglots.
La vieille dame s’étant approchée, tendit la main et dit : « Bonjour, je suis Marianne de Passeloup et je viens saluer et remercier la personne qui a sauvé mon chat bien aimé Amadeus d’une mort certaine »
Quelques minutes plus tard, Pascale était occupée à préparer un café « le plus fort » possible à Marianne de Passeloup qui, assise à la table familiale regardait le décor d’un œil curieux.
En sirotant son café bouillant, elle expliqua alors à Pascale qu’il y a environ dix ans, elle avait elle-même déjà ramassé sur la route ce brave chat Amadeus, alias Wolfgang, certainement blessé par un automobiliste.
Marianne adorait les chats depuis sa plus tendre enfance. Elle en avait plus d’une dizaine de tout âge et de toute race, mais Wolfgang, le plus laid, le plus vieux et le plus sauvage d’entre eux, était vraiment celui qu’elle préférait.
Toutefois, ce chat se faisait mal à la « vie de château » et périodiquement, il retournait voir « sa bande » au fin fond de la forêt.
Tout s’était bien passé ainsi jusqu’à ce que la vieillesse, par une maladie rare, le paralyse chroniquement en le laissant à la merci de tout pendant plusieurs jours.
Marianne révéla alors que ce dernier lundi, le vétérinaire de Frivoli, ayant reconnu Amadeus pour l’avoir souvent soigné, l’avait contactée et de fil en aiguille, elle avait ainsi appris comment Pascale avait sauvé son chat bien aimé de la pire des morts.
La louve teutonne lui demanda enfin de bien vouloir parler d’elle-même et de sa famille.
Pascale s’exécuta avec méfiance quand même et elle tissa un curriculum vitae des plus neutre et évasif.
Alors qu’elle parlait sans conviction, Marianne l’interrompit d’un gentil sourire pour lui demander d’où venaient ces magnifiques petites figurines en terre qui ornaient la cheminée.
A ce moment, certainement épuisée par les épreuves des derniers jours et déconcertée par la sympathie de Marianne, Pascale s’éclata totalement et lui raconta in extenso sa passion pour la forêt et la mare de Passeloup et sa rencontre avec le jeune Ludwig.
Au fur et à mesure de son récit, le visage de Marianne de Passeloup se décomposa complètement jusqu’à être baigné de larmes.
Quant Pascale eut terminé son histoire, Marianne de Passeloup, le visage couvert de ses mains sanglotait comme une enfant.
Se reprenant alors, la louve teutonne lui révéla que le jeune Ludwig n’était autre que son petit-fils adoré que la mort accidentelle de ses parents lui avait complètement confié alors qu’il n’avait que sept ans.
Elle l’aimait comme jamais grand-mère n’avait aimé un si bel enfant, fort, gentil et intelligent mais qui hélas était affecté d’une sale maladie du sang qui, à l’instar du chat Amadeus, le plaquait chroniquement dans un lit de torpeur.
Marianne raconta alors qu’un soir d’un mois d’août, Ludwig était rentré transfiguré de ses périples forestiers en disant qu’il venait de passer le plus beau jour de sa vie et qu’il avait rencontré le grand amour en la personne d’une certaine « Lune bleue »
Le lendemain cependant, il revint quelque peu dépité d’un lapin posé, mais en jurant qu’il retrouverait coûte que coûte sa fabuleuse lune.
Néanmoins, il avait rapporté le célèbre chat d’argile qu’il considérait comme une sorte de dieu.
Malheureusement, quelques jours plus tard, cette salope de maladie le cloua une fois de plus dans un lit dont il ne devrait plus se relever: Il mourut un soir d’octobre en caressant son idole d’argile.
Après l’enterrement de Ludwig dans la crypte du château, Marianne avait battu en vain la campagne à la recherche de cette « Lune bleue » qui personne ne persistait à connaître.
De guerre lasse, elle avait déposé le chat d’argile sur la tombe de son petit-fils en espérant qu’un jour, celle qui l’avait faite avec lui se manifesta et en hérite.
Après un long et pesant silence, les deux femmes tombèrent en pleurs, dans les bras l’une de l’autre.
La déesse Fortuna est vraiment capricieuse car à ce moment-là le destin de Pascale bascula une fois de plus.
En effet, Marianne de Passeloup l’invita avec ses enfants à passer le réveillon et le jour de Noël le plus fastueux qu’elle n’eut jamais rêvé.
Par ailleurs, ce 25 décembre même, entre deux morceaux de dinde, la louve teutonne lui offrit un emploi de secrétaire particulière.
Marianne de Passeloup lui révéla en effet qu’elle était un écrivain mondialement connu sous le pseudo de Tippie Cool et que le départ en retraite récent de sa collaboratrice exigeait un remplacement urgent.
Pascale accepta et s’installa « comme une sœur » avec ses enfants dans tout un étage du magnifique château de Passeloup.
Bien que Camille et Erwan eussent émis au début quelques réserves quant à l’évidente absence de fantôme dans cette énorme bâtisse, ils passèrent à Passeloup plus de dix ans d’un bonheur profus.
Jusqu’à ce 24 décembre où Marianne de Passeloup expira paisiblement alors que Pascale lui lisait le conte stupide d’un certain loup Lothar qu’elle avait trouvé sur l’Internet.
Le lendemain de ce décès cruel, le jour de Noël, de bon matin, Pascale arpentait pensive les allées fastueuses de l’immense potager de Passeloup en se disant qu’une fois de plus la déesse Fortuna avait tourné dans son dos une nouvelle page de sa vie en la jetant sur des chemins poussiéreux et erratiques.
Elle apprendra quelques jours plus tard que Marianne de Passeloup lui avait légué son nom, ses droits, ses biens et d’une manière générale, son immense fortune.
O Fortuna, velut luna statu variabilis, semper crescis aut decrescis…
Martin Lothar, Décembre 2006
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