Vingt-deuxième spectre (Un potier)
Pour icelles et iceux qui ne connaissent pas mes contes des spectres, je précise qu'il s'agit de nouvelles relatant les
petites histoires de petites gens filant dans les dédales de la grande Histoire.
Ce sont des textes intéressants (ou pas) qu'il convient de lire calmement ; en les sirotant et surtout, en se gardant de commencer par la fin où apparaît la clé, la révélation de l'histoire : sachez jouir de votre plaisir de lire.
Vous trouverez tous les autres spectres par un lien dans la colonne de gauche, tout en haut.
Ce sont des textes intéressants (ou pas) qu'il convient de lire calmement ; en les sirotant et surtout, en se gardant de commencer par la fin où apparaît la clé, la révélation de l'histoire : sachez jouir de votre plaisir de lire.
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Vingt-deuxième Spectre
Parler toujours sérieusement cause l'ennui ; plaisanter toujours, du mépris ; philosopher toujours, de la tristesse ; railler toujours, du malaise. (Umberto Eco, l'île du jour d'avant)
Maman n’a jamais voulu de sa vie que j’appelle ce vagabond « Pépé »
Mémé, elle voulait bien car elle disait que c’était le vrai père de Maman et à chaque fois qu’elle disait ça, elle se faisait engueuler par Maman.
Moi, je l’adorais mon Pépé.
Depuis que j’ai pu marcher, j’ai passé des heures entières à jouer à côté de lui ou à somnoler sur ses genoux.
Aux premières chaleurs de l’été, il arrivait de la capitale et il venait s’installer dans notre quartier, près de la petite fontaine sur la petite place, juste en face de la poterie de Papa.
Il dormait là, à la belle étoile allongé sur une carpette crasseuse et le jour, il faisait un cirque par possible aux passants pour récolter quelques pièces ou de la nourriture.
Et ça marchait bien le petit manège de mon Pépé et il fut vite célèbre par chez nous avec son art d’ameuter les badauds et de les scotcher dans des discours pas possibles sur tout et sur rien.
Dès qu’il avait assez de quoi manger, il dispersait la foule dans de fausses colères homériques où il poursuivait les gens en les menaçant de son bâton en les vouant à tous les enfers de l’univers.
C’était toujours très marrant et mon père et moi nous attendions ce moment qui nous faisait bien rigoler et surtout qui envoyait des éventuels clients un peu paniqués se réfugier dans l’atelier.
Mais les gens revenaient le lendemain car Pépé était vraiment captivant et original.
A la fin de l’automne, il ramassait son sac et sa misère ; il m’embrassait et repartait pour passer l’hiver et le printemps dans la grande ville où il était encore bien plus réputé pour ses extravagances.
Je ne sais pas trop pourquoi Pépé m’aimait tant alors qu’il refusait lui-même d’avouer être mon grand-père.
Un jour où je devais avoir à peine sept ans, je lui avais demandé ce qu’était devenu le gobelet qu’il portait toujours avant attaché au cou par un cordon et il m’a répondu que je le lui avais pris.
Sur le coup, j’ai cru qu’il m’accusait de vol et je me suis mis à pleurer, mais il me consola en disant que c’était moi, un jour, en buvant l’eau simplement dans le creux de mes mains qui lui avait appris à se passer de telles choses complètement inutiles.
Il était comme ça Pépé…
Et puis il y avait aussi Monsieur Olive !
Monsieur Olive était en fait le meilleur ennemi ou le pire ami de Pépé qui l’avait surnommé comme ça « Olive », on ne sait trop bien pourquoi.
Monsieur Olive était un aristo de la capitale qui comme Pépé restait l’été chez nous et tous les matins terminait sa promenade quotidienne en passant par la place.
A chaque fois, Papa et moi on se demandait lequel allait agresser l’autre en premier.
J’en aurai appris des injures et des gros mots par les engueulades de Pépé et de Monsieur Olive auxquelles d’ailleurs personne ne comprenait jamais rien !
Parfois même, on était obligé d’intervenir tant ils étaient sur le point de se foutre sur la gueule.
L’Olive repartait toujours furax en maudissant tout le monde, mais tout le monde savait bien que dès le lendemain, ça recommencerait à coup de « sale bourge » de « vieux con » de « ignoble lèche-cul » ou de « maudit pouilleux » !
Moi, je l’aimais bien aussi Monsieur Olive. Il avait toujours l’air triste et sévère, mais il causait souvent avec moi et me donnait des friandises avant d’aller se coltiner grave avec mon Pépé. Et puis, c’était un bon et riche client de la poterie, alors…
Des années passèrent ainsi jusqu’au jour où ni Pépé, ni Monsieur Olive ne revinrent plus jamais animer notre petite place de leurs esclandres.
Quand j’eus des nouvelles d’eux, j’étais un homme marié et père de trois enfants. Mes parents avaient disparu et j’avais repris la poterie tant bien que mal.
Un étranger de passage nous apprit alors que Monsieur Olive était mort et que mon cher Pépé avait depuis longtemps quitté le pays pour aller faire on ne sait quoi au diable vauvert où il était sûrement crevé.
Je fus évidemment très triste d’apprendre tout ça tant j’aurais aimé que mes enfants connaissent leur faux ancêtre si original et attachant auquel je pensais encore bien souvent.
J’avais cependant oublié que mon inénarrable Pépé avait plus d’un tour dans son sac et de l’énergie à revendre pour des millénaires car à la stupeur générale, il réapparut plus vivant tu meurs le lendemain même de mes 47 ans !
Ce matin-là, j’étais sur la terrasse à peaufiner un vase sur le tour quand j’aperçus une silhouette se dresser derrière la fontaine. Je le reconnus tout de suite même si son corps avait fondu de moitié et que son visage était buriné par l’âge et la misère.
Pépé était toujours aussi alerte pourtant, il fit quelque pas autour de la place sans faire attention à personne et je me suis dit sur l’instant que vu le temps écoulé, il était impossible qu’il me reconnaisse.
Pourtant, il s’approcha de moi enfin et sans rien dire, il se jeta dans mes bras : J’avais retrouvé mon Pépé !
Les mois qui suivirent, il continua de camper sur la place après avoir refusé tout net comme je m’y attendais mon offre d’une pièce rien que pour lui dans notre maison.
Il accepta cependant de partager nos repas.
Il nous raconta avec ferveur tous ses périples de vagabondage, mais il sembla bien calmé, fatigué et mes enfants n’eurent pas la joie et la surprise d’assister à un quelconque de ses scandales publics.
Un soir que je promenais sur les bords du fleuve, je tombai sur mon Pépé assis sur une pierre et qui était en grande conversation avec deux étrangers.
M’ayant aperçu, il me fit signe d’approcher et dès que je fus à sa portée, il leva son bâton en ma direction et s’exclama : « Regardez cet homme messieurs, c’est lui l’enfant qui m’a volé mon gobelet et savez-vous aussi, il était un grand ami de notre Olive ! »
Les deux hommes se levèrent et me saluèrent aimablement en s’inclinant, ce qui m’impressionna beaucoup car le plus jeune était un officier et le plus âgé par ses vêtements paraissait de haut rang.
Pépé me dit que ces deux personnages étaient venus pour l’entendre parler de Monsieur Olive et il ajouta en ricanant qu’en d’autres temps, il les aurait chassés comme des chiens pour avoir le culot de lui demander quoique ce soit à propos de ce scélérat d’Olive.
Il m’invita ensuite à m’asseoir aux côtés du très jeune soldat.
Ce dernier alors, appuyant amicalement son bras sur mon épaule pria Pépé de continuer d’évoquer Monsieur Olive.
J’avoue que j’étais très gêné ce soir-là et que moi, humble potier de Corinthe, je n’ai pas compris grand-chose à ce qui se disait.
Ceci étant, qui n’aurait pas été troublé d’entendre le vieux Diogène de Sinope, Diogène le Cynique parler de son plus cher ennemi Platon au jeune prince Alexandre de Macédoine et à son mentor Aristote ?
Martin Lothar, le 4 avril 2008
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