Dix-huitième spectre (la Javanaise)
Je n’avais pas même deux ans quand ma mère rencontra cet
étranger.
Elle le trouva endormi sur le bord du chemin de la rizière.
Moi, je devais être coincée dans un châle accroché aux épaules de maman à chantonner quelques-unes de mes « nannies » ou à sucer on ne sait quoi.
Ma mère me raconta qu’elle était restée un bon moment à regarder le jeune homme dormir car c’était la première fois de sa vie qu’elle voyait un de ces « étrangers » un de ces Européens, de ces Hollandais dont on parlait tant dans notre village et au bourg du marché.
Il semblait s’être affalé dans les herbes, épuisé par une trop longue marche bien qu’il eut pris le temps de retirer ses chaussures et de se couvrir le corps d’un long paletot gris.
Il avait la tête posée sur un grand sac de toile et dormait sans se soucier des passants, des nuages ou des bestioles.
D’après Maman, cette rencontre se situa un peu plus d’un an après la disparition de mon père.
Mes parents étaient de pauvres paysans d’une ethnie isolée dans un seul minuscule village perdu en plein centre de l’île de Java.
Ils n’avaient pas vingt ans quand ils se marièrent dans un bonheur tendre, mais quelques jours après ma naissance, Papa disparut pour toujours.
Personne n’a jamais su ce qu’ils étaient devenus, lui et sa charrette de riz : Parti un petit matin pour le marché, il ne revint jamais et il ne fut signalé nulle part ce jour-là et toutes les recherches se révélèrent vaines tant sur le parcours qu’au bourg.
On présuma alors une attaque de brigands et l’abandon du cadavre dans un fossé quelconque de la forêt.
Ma mère pourtant, ne se résolut jamais à de telles suppositions et jusqu’à la fin de ses jours, elle crut de toutes ses forces au retour de son mari
Elle l’espéra à un tel point que chaque matin et chaque soir du reste de sa vie, elle installa pour lui un bol en argile sur notre petite table de repas.
Ce fut sans doute un de mes cris d’impatience qui réveilla le jeune homme.
Ma mère me confia qu’elle eut sur le coup la pensée de s’enfuir à toutes jambes, mais qu’elle fut bientôt fascinée par l’amabilité de cet étranger : A peine en effet se fut-il étiré et qu’il eut constaté notre présence, que son visage afficha un sourire radieux.
Il remit ses chaussures en cachant ainsi des pieds meurtris par une marche de plusieurs jours et se leva en détendant un long et grand corps d’une maigreur effrayante.
Nous autres Javanaises, nous sommes plutôt courtaudes et corpulentes et parmi nous, Maman était assez petite et le fait de voir un tel géant se dresser devant elle en rajouta encore sur le charme qu’elle eut de cette rencontre.
Ayant échangé en vain quelques mots dans leur propre langue, ma mère et l’étranger passèrent vite au langage des signes et bientôt, elle l’invita à la suivre jusqu’à notre petite case familiale.
Notre arrivée au village fut mémorable parait-il : Eberlué, tout le monde s’arrêta dans ce qu’il faisait pour regarder Maman faire entrer chez nous cet homme des plus étranges.
Ce fut en effet la première fois de toute l’Histoire de notre communauté qu’un étranger non natif de Java et « un occidental » de surcroît pénétrait dans notre village.
Les commères en alertèrent prestes les autorités qui, en la personne de notre vieux chef, passèrent bientôt dans l’embrasure de la porte une tête inquiète pour s’informer de la situation.
Ma mère m’a raconté des centaines de fois en riant comment ce soir-là elle envoya paître le cacique du village en lui signifiant sèche et ferme, que cet étranger était son invité et que personne, fut-il prince javanais, ne devait se mêler de cette affaire.
Sur ce, elle installa le jeune homme pour la nuit dans un coin de la cahute ou il trouva une paillasse pour s’allonger et une vasque d’eau pour se rafraîchir un tant soit peu.
Ce soir-là ma mère déploya des trésors d’imagination pour préparer un repas qu’elle voulut inoubliable avec le si peu d’aliments en sa possession.
Elle sembla y parvenir car l’étranger accepta et engloutit avec satisfaction et gratitude tout ce qu’elle lui proposa.
Il se produisit alors un évènement qui marqua ma mère au plus profond d’elle et transforma sa vie sans aucun doute : A peine le jeune homme eut terminé la tasse de tisane qui clôturait le dîner, qu’il sortit de son sac un cahier, une plume et une bouteille d’encre et il se mit à écrire !
Il faut dire que Maman naquit et mourut paysanne arriérée et inculte parmi les incultes et jamais elle n’eut pu s’imaginer jusqu’alors que l’écriture puisse exister dans ce monde.
Pendant de longues minutes, pétrifiée, elle regarda l’étranger « tacher » minutieusement de ces signes noirs les pages immaculées de ce cahier fantastique.
Elle en fut un peu terrifiée au commencement et bientôt fascinée au plus haut point.
D’abord, l’homme ne s’aperçut pas que son travail d’écriture, des plus familiers pour lui eut impressionné quelqu’un à un tel point. Levant la tête, il découvrit l’ébahissement complet de sa spectatrice et en éclata de rire.
Il lui tendit alors le cahier que ma mère prit comme si on lui eut donné le plus parfait joyau de la terre.
Empreinte d’une déférence presque religieuse, elle le contempla plusieurs minutes, avant de le reposer sur la table avec le soin qu’on eut pris de la vraie relique d’un dieu.
Ma mère ne dormit pas de la nuit et durant toutes ces heures, elle se fit la gardienne bienveillante de son invité et elle ne se permit pas dès lors de fermer les yeux pour scruter tour à tour la silhouette sereine de l’étranger endormi et celle, radieuse, du cahier trônant sur la table basse.
Au matin, après que le jeune homme eut encore accepté un bol de lait et une galette de riz, il signifia par geste à Maman son intention de partir.
Celle-ci accepta d’un hochement de tête et d’un triste sourire non sans jeter un regard furtif sur le cahier toujours en place.
L’étranger ayant capté ce bref coup d’œil, s’assit alors par terre et ouvrit le cahier.
Minutieusement, il en déchira une page sur laquelle il écrivit quelques lignes de ces caractères sacrés et tendit la feuille à Maman qui l’accepta aussitôt comme la plus incroyable et incommensurable rétribution de son hospitalité.
Elle raccompagna l’étranger jusqu’à l’endroit où elle l’avait rencontré. Ils se regardèrent en silence pendant de longues minutes puis ils se firent une longue, longue et poignante embrassade.
Le soir même, ma mère roula le précieux papier dans un lambeau de soie et l’ayant attaché d’un fil doré, elle mit le tout dans sa « cruche à trésors » qu’elle cachait dans un coffre creusé sous sa paillasse.
Depuis ce jour aussi, à chaque repas, elle plaça un second bol d’argile à côté de celui de son mari.
Depuis ce jour enfin, quand elle se sentait triste, elle sortait et déroulait le manuscrit qu’elle contemplait des heures entières comme transcendée par une vision surnaturelle.
Les années passèrent ; je grandis pauvre, mais pas malheureuse car bien aimée de ma mère que j’adorais et qui me berçait souvent de ses souvenirs de mon père et de l’Etranger.
Un jour de mes quinze ans, alors que j’aidais ma mère à la vente de riz au marché du bourg, je fis la connaissance d’un garçon qui deviendra mon mari.
Il accompagnait son père, un marchand de la capitale, en tournée commerciale.
Nous eûmes « le coup de foudre » l’un pour l’autre et notre union fut décidée en quelques heures à peine.
Je fus obligée de laisser ma mère à sa solitude, à ses souvenirs et à son village qu’elle ne voulait quitter pour rien au monde, pour m’installer avec mon époux dans une ville dont je découvris bientôt toute l’abondance, le confort et les attraits.
Ma belle-famille étant une des plus riches de Java, je devins une sorte de princesse bienheureuse écoulant des heures indolentes dans un des palais d’un quartier somptueux de la capitale.
J’eus quatre filles qui reçurent la meilleure éducation souhaitée à des indigènes, mais qui à mon désespoir et à celui de ma mère, et à notre instar, n’eurent quand même pas le droit d’apprendre à lire et à écrire.
Je fréquentais la plus haute société de Java et je rencontrais souvent même les occidentaux en place pour le commerce ou la diplomatie.
J’avais soixante ans quand ma mère mourut.
Ses obsèques eurent lieu au village dont elle avait été une des dernières âmes.
Le soir, je fis l’inventaire des meubles de ma cabane natale et je ne décidai enfin de n’emporter que les bols d’argile et la cruche à trésors qui, à mon retour, fut tout de suite reléguée dans un placard.
Par contre, mon mari accepta, un peu amusé, que je continuasse la « tradition des deux bols » qui désormais, furent donc mis en couverts à chaque repas sur la grande table de notre salle à manger.
A son tour, mon cher époux disparut et un troisième bol attendit sur la table à laquelle je me retrouvai plus seule que jamais : Mes filles étaient déjà des grand-mères heureuses, mais bien éloignées de Java où elles venaient de plus en plus rarement.
Un soir de cafard, je sortis de son oubliette la « cruche à trésor » de ma mère et j’en vidai le contenu pitoyable, mais sentimental.
Je retrouvai ainsi le « papier de l’Etranger » que j’avais du reste un peu oublié après toutes ses années.
Le lendemain matin forte de cette découverte, j’allai chez un riche érudit javanais de ma connaissance pour lui demander de me décrypter enfin ce manuscrit.
Hélas, après avoir lu, cet homme m’avoua qu’il ne connaissait que le Hollandais et un peu l’Anglais et que de ce fait, il ne pouvait pas comprendre ce qu’il pensait être du Français.
Il me recommanda cependant un de ses amis qui connaissait parfaitement cette langue pour avoir vécu de nombreuses années en France.
Cet autre érudit, à la première lecture du manuscrit, confirma qu’il s’agissait d’un texte en Français.
Il me posa alors quelques questions sur la date et sur le rédacteur de ce document et plus je lui répondais, plus je le sentais se troubler.
Il resta un long moment silencieux, figé : Il était visiblement ému, très ému.
Puis il me lut le papier tout en le traduisant en Javanais :
Payée la solde batave pour de plus amples colonies !
Loin des chambrées puantes, le voyou s’endormit au gué des rizières.
Au réveil, s’éblouir de l’indigène et de sa fille à nannies,
Et chercher l’âme des cahiers solaires
Hôtesse au cœur en bol, ô lectrice aveugle, ma Javanaise
Mille grâces et de mon âme, le sempiternel merci.
Île de Java, 16 août 1876
Jean Nicolas Arthur Rimbaud
Martin Lothar, le 1er février 2008
Elle le trouva endormi sur le bord du chemin de la rizière.
Moi, je devais être coincée dans un châle accroché aux épaules de maman à chantonner quelques-unes de mes « nannies » ou à sucer on ne sait quoi.
Ma mère me raconta qu’elle était restée un bon moment à regarder le jeune homme dormir car c’était la première fois de sa vie qu’elle voyait un de ces « étrangers » un de ces Européens, de ces Hollandais dont on parlait tant dans notre village et au bourg du marché.
Il semblait s’être affalé dans les herbes, épuisé par une trop longue marche bien qu’il eut pris le temps de retirer ses chaussures et de se couvrir le corps d’un long paletot gris.
Il avait la tête posée sur un grand sac de toile et dormait sans se soucier des passants, des nuages ou des bestioles.
D’après Maman, cette rencontre se situa un peu plus d’un an après la disparition de mon père.
Mes parents étaient de pauvres paysans d’une ethnie isolée dans un seul minuscule village perdu en plein centre de l’île de Java.
Ils n’avaient pas vingt ans quand ils se marièrent dans un bonheur tendre, mais quelques jours après ma naissance, Papa disparut pour toujours.
Personne n’a jamais su ce qu’ils étaient devenus, lui et sa charrette de riz : Parti un petit matin pour le marché, il ne revint jamais et il ne fut signalé nulle part ce jour-là et toutes les recherches se révélèrent vaines tant sur le parcours qu’au bourg.
On présuma alors une attaque de brigands et l’abandon du cadavre dans un fossé quelconque de la forêt.
Ma mère pourtant, ne se résolut jamais à de telles suppositions et jusqu’à la fin de ses jours, elle crut de toutes ses forces au retour de son mari
Elle l’espéra à un tel point que chaque matin et chaque soir du reste de sa vie, elle installa pour lui un bol en argile sur notre petite table de repas.
Ce fut sans doute un de mes cris d’impatience qui réveilla le jeune homme.
Ma mère me confia qu’elle eut sur le coup la pensée de s’enfuir à toutes jambes, mais qu’elle fut bientôt fascinée par l’amabilité de cet étranger : A peine en effet se fut-il étiré et qu’il eut constaté notre présence, que son visage afficha un sourire radieux.
Il remit ses chaussures en cachant ainsi des pieds meurtris par une marche de plusieurs jours et se leva en détendant un long et grand corps d’une maigreur effrayante.
Nous autres Javanaises, nous sommes plutôt courtaudes et corpulentes et parmi nous, Maman était assez petite et le fait de voir un tel géant se dresser devant elle en rajouta encore sur le charme qu’elle eut de cette rencontre.
Ayant échangé en vain quelques mots dans leur propre langue, ma mère et l’étranger passèrent vite au langage des signes et bientôt, elle l’invita à la suivre jusqu’à notre petite case familiale.
Notre arrivée au village fut mémorable parait-il : Eberlué, tout le monde s’arrêta dans ce qu’il faisait pour regarder Maman faire entrer chez nous cet homme des plus étranges.
Ce fut en effet la première fois de toute l’Histoire de notre communauté qu’un étranger non natif de Java et « un occidental » de surcroît pénétrait dans notre village.
Les commères en alertèrent prestes les autorités qui, en la personne de notre vieux chef, passèrent bientôt dans l’embrasure de la porte une tête inquiète pour s’informer de la situation.
Ma mère m’a raconté des centaines de fois en riant comment ce soir-là elle envoya paître le cacique du village en lui signifiant sèche et ferme, que cet étranger était son invité et que personne, fut-il prince javanais, ne devait se mêler de cette affaire.
Sur ce, elle installa le jeune homme pour la nuit dans un coin de la cahute ou il trouva une paillasse pour s’allonger et une vasque d’eau pour se rafraîchir un tant soit peu.
Ce soir-là ma mère déploya des trésors d’imagination pour préparer un repas qu’elle voulut inoubliable avec le si peu d’aliments en sa possession.
Elle sembla y parvenir car l’étranger accepta et engloutit avec satisfaction et gratitude tout ce qu’elle lui proposa.
Il se produisit alors un évènement qui marqua ma mère au plus profond d’elle et transforma sa vie sans aucun doute : A peine le jeune homme eut terminé la tasse de tisane qui clôturait le dîner, qu’il sortit de son sac un cahier, une plume et une bouteille d’encre et il se mit à écrire !
Il faut dire que Maman naquit et mourut paysanne arriérée et inculte parmi les incultes et jamais elle n’eut pu s’imaginer jusqu’alors que l’écriture puisse exister dans ce monde.
Pendant de longues minutes, pétrifiée, elle regarda l’étranger « tacher » minutieusement de ces signes noirs les pages immaculées de ce cahier fantastique.
Elle en fut un peu terrifiée au commencement et bientôt fascinée au plus haut point.
D’abord, l’homme ne s’aperçut pas que son travail d’écriture, des plus familiers pour lui eut impressionné quelqu’un à un tel point. Levant la tête, il découvrit l’ébahissement complet de sa spectatrice et en éclata de rire.
Il lui tendit alors le cahier que ma mère prit comme si on lui eut donné le plus parfait joyau de la terre.
Empreinte d’une déférence presque religieuse, elle le contempla plusieurs minutes, avant de le reposer sur la table avec le soin qu’on eut pris de la vraie relique d’un dieu.
Ma mère ne dormit pas de la nuit et durant toutes ces heures, elle se fit la gardienne bienveillante de son invité et elle ne se permit pas dès lors de fermer les yeux pour scruter tour à tour la silhouette sereine de l’étranger endormi et celle, radieuse, du cahier trônant sur la table basse.
Au matin, après que le jeune homme eut encore accepté un bol de lait et une galette de riz, il signifia par geste à Maman son intention de partir.
Celle-ci accepta d’un hochement de tête et d’un triste sourire non sans jeter un regard furtif sur le cahier toujours en place.
L’étranger ayant capté ce bref coup d’œil, s’assit alors par terre et ouvrit le cahier.
Minutieusement, il en déchira une page sur laquelle il écrivit quelques lignes de ces caractères sacrés et tendit la feuille à Maman qui l’accepta aussitôt comme la plus incroyable et incommensurable rétribution de son hospitalité.
Elle raccompagna l’étranger jusqu’à l’endroit où elle l’avait rencontré. Ils se regardèrent en silence pendant de longues minutes puis ils se firent une longue, longue et poignante embrassade.
Le soir même, ma mère roula le précieux papier dans un lambeau de soie et l’ayant attaché d’un fil doré, elle mit le tout dans sa « cruche à trésors » qu’elle cachait dans un coffre creusé sous sa paillasse.
Depuis ce jour aussi, à chaque repas, elle plaça un second bol d’argile à côté de celui de son mari.
Depuis ce jour enfin, quand elle se sentait triste, elle sortait et déroulait le manuscrit qu’elle contemplait des heures entières comme transcendée par une vision surnaturelle.
Les années passèrent ; je grandis pauvre, mais pas malheureuse car bien aimée de ma mère que j’adorais et qui me berçait souvent de ses souvenirs de mon père et de l’Etranger.
Un jour de mes quinze ans, alors que j’aidais ma mère à la vente de riz au marché du bourg, je fis la connaissance d’un garçon qui deviendra mon mari.
Il accompagnait son père, un marchand de la capitale, en tournée commerciale.
Nous eûmes « le coup de foudre » l’un pour l’autre et notre union fut décidée en quelques heures à peine.
Je fus obligée de laisser ma mère à sa solitude, à ses souvenirs et à son village qu’elle ne voulait quitter pour rien au monde, pour m’installer avec mon époux dans une ville dont je découvris bientôt toute l’abondance, le confort et les attraits.
Ma belle-famille étant une des plus riches de Java, je devins une sorte de princesse bienheureuse écoulant des heures indolentes dans un des palais d’un quartier somptueux de la capitale.
J’eus quatre filles qui reçurent la meilleure éducation souhaitée à des indigènes, mais qui à mon désespoir et à celui de ma mère, et à notre instar, n’eurent quand même pas le droit d’apprendre à lire et à écrire.
Je fréquentais la plus haute société de Java et je rencontrais souvent même les occidentaux en place pour le commerce ou la diplomatie.
J’avais soixante ans quand ma mère mourut.
Ses obsèques eurent lieu au village dont elle avait été une des dernières âmes.
Le soir, je fis l’inventaire des meubles de ma cabane natale et je ne décidai enfin de n’emporter que les bols d’argile et la cruche à trésors qui, à mon retour, fut tout de suite reléguée dans un placard.
Par contre, mon mari accepta, un peu amusé, que je continuasse la « tradition des deux bols » qui désormais, furent donc mis en couverts à chaque repas sur la grande table de notre salle à manger.
A son tour, mon cher époux disparut et un troisième bol attendit sur la table à laquelle je me retrouvai plus seule que jamais : Mes filles étaient déjà des grand-mères heureuses, mais bien éloignées de Java où elles venaient de plus en plus rarement.
Un soir de cafard, je sortis de son oubliette la « cruche à trésor » de ma mère et j’en vidai le contenu pitoyable, mais sentimental.
Je retrouvai ainsi le « papier de l’Etranger » que j’avais du reste un peu oublié après toutes ses années.
Le lendemain matin forte de cette découverte, j’allai chez un riche érudit javanais de ma connaissance pour lui demander de me décrypter enfin ce manuscrit.
Hélas, après avoir lu, cet homme m’avoua qu’il ne connaissait que le Hollandais et un peu l’Anglais et que de ce fait, il ne pouvait pas comprendre ce qu’il pensait être du Français.
Il me recommanda cependant un de ses amis qui connaissait parfaitement cette langue pour avoir vécu de nombreuses années en France.
Cet autre érudit, à la première lecture du manuscrit, confirma qu’il s’agissait d’un texte en Français.
Il me posa alors quelques questions sur la date et sur le rédacteur de ce document et plus je lui répondais, plus je le sentais se troubler.
Il resta un long moment silencieux, figé : Il était visiblement ému, très ému.
Puis il me lut le papier tout en le traduisant en Javanais :
Payée la solde batave pour de plus amples colonies !
Loin des chambrées puantes, le voyou s’endormit au gué des rizières.
Au réveil, s’éblouir de l’indigène et de sa fille à nannies,
Et chercher l’âme des cahiers solaires
Hôtesse au cœur en bol, ô lectrice aveugle, ma Javanaise
Mille grâces et de mon âme, le sempiternel merci.
Île de Java, 16 août 1876
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