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Martin-Lothar

Les vieux n’ont pas d’avenir

5 Juin 2006 , Rédigé par Martin-Lothar Publié dans #Angoisses

Il y a quelques années, j’habitais Paris 15 dans un de ces vieux et trop petits appartements sombres, crasseux, hors norme, à la limite de l’insalubre et loué à prix d’or. (La vétusté parisienne n’a pas de prix, ni d’odeur finalement)
J’avais pour voisine de palier une femme seule de quelques 85 ans et qui ressemblait un peu à une des trois sœurs de la « Triplette de Belleville », pour ceux qui ont vu ce remarquable dessin animé (trop méconnu)
Elle se prénommait Suzanne (comme une de mes grand-mères).
Elle était veuve depuis des lustres d’un modeste fonctionnaire des postes et autres télécommunications et avait un garçon qui s’était installé depuis des lustres encore en Amérique du sud.
Elle était grand-mère et même arrière grand-mère d’une poignée de gens qu’elle n’avait jamais vus (sinon en de trop rares photos) ni entendus parler dans une langue qu’elle ne comprenait pas de toute façon.

Nos deux appartements n’avaient fait certainement qu’un seul en d’autres temps et sa surface avait été divisée à la hâte par un bricolage sans nom et surtout sans valeur aucune.
Ce qui faisait que je pouvais entendre sans trop prêter l’oreille tous les soupirs et autres manifestations désespérantes et exaspérantes de ma noble et chère voisine.
De plus, par la fenêtre de ma chambre, donnant sur une de ces cours typiquement parisienne, j’avais pleine vue sur son salon.
Pendant plusieurs années, j’ai donc pu étudier tout à mon jeune aise la vie et les mœurs d’un tel être bien différent de moi à tous égards, mais que je n’oublierais jamais ; ô grand jamais.
Alerte et active malgré ses 85 ans, elle était quand même aux trois quarts sourde et aveugle.
Toutefois, Suzanne n’avait pas le cerveau dans la poche, hein !
Oh non !
Après quelques courses dans le quartier à 8 heures pétantes et surtout bruyantes (pas de grasse matinée, Môssieur Lothar !) elle s’installait dans son salon pour toute la journée à lire des faits-divers et autres avis de décès de ses copines (ou pas). Elle rouspétait bien sûr contre les pigeons ou mieux (comme dans la chanson de Goldmann) et surtout elle s’inquiétait d’attendre la moindre sonnerie du téléphone ou le moindre pas dans l’escalier (Très improbable pour la première et trop indifférent pour le second).   
Je savais que tous les soirs, elle guettait mon retour du boulot au « judas » de sa porte et une fois sur deux (en moyenne), elle faisait mine de sortir… « Ah tiens ! bonsoir Monsieur Lothar, quel heureux hasard ! J’allais aux poubelles… » Et patati et patata…
De temps en temps, elle me demandait de venir chez elle changer une ampoule, réparer une lampe ou pousser un carton.
Je descendais aussi son maigre sac-poubelle.
Je lui faisais des courses les jours de grand froid ou de grande chaleur.
Je la rassurais sur tout bruit insolite qu’elle aurait pu ou cru entendre dans l’immeuble.

Un jour, des travaux ont (enfin) été entrepris dans mon appartement.
Je confiai alors les clés à ma vieille voisine afin qu’elle donne le Sésame aux artisans.
En fin de semaine, les travaux étant terminés, je suis allé récupérer mes clés et en échange, j’offris à Suzanne en rémunération de ses précieux et loyaux services, un (simple) bouquet de roses (je n’étais pas bien riche à l’époque, mais j’étais bien élevé)
Elle l’accepta avec un gentil sourire et patati et patata.

Que n’avais-je pas fait là !

J’avais mis le feu aux poudres ; j’avais pissé dans un océan de chez Trop-plein ; j’avais semé la révolution universelle dans l’esprit de ma pauvre voisine !
Pendant plus d’une heure en effet, je l’entendis s’affairer dans son appartement qu’elle arpentât nerveusement de long en large à la quête de ce que je saurai plus tard.
Un peu inquiet, je jetai un coup d’œil à la fenêtre et la vis dans son salon, agitée, troublée, gesticulant comme pas possible.
Et puis on sonna à ma porte…
J’ouvris et je trouvai ma Suzanne toute souriante tenant une grosse boîte en carton.
« Excusez-moi de vous déranger, Monsieur Lothar, mais en « échange » du bouquet de roses, je voudrais vous donner « ça »
Elle me donne la boîte où je découvre alors plus d’une trentaine de grosses pièces de monnaie, des Louis et des Napoléon d’or : Une véritable fortune !

Bon, moi vous me connaissez ou pas, mais j’ai toujours eu de drôle de rapport avec l’argent.
Surtout avec l’argent des autres.
J’ai toujours eu du mal à empocher ou à boulotter sans mot dire les fruits du travail de mon prochain.
Je ne suis pas un saint, c’est sûr ; je ne suis pas lénino-trottekyste ou autre psychopathe grave, c’est évident, mais j’aime surtout me nourrir des pommes de mon pommier et m’abreuver de la sueur de mon propre front.
Je sais au moins d’où ça vient et comment c’est fait, hein !
Je suis sans doute con, mais c’est comme ça et personne, même pas moi-même (c’est vous dire !), ne pourra me changer ; jamais.
Ce soir-là, j’ai aussi compris combien il était difficile de dire « non » à ceux que l’on aime ou que l’on respecte.
Sans le savoir, avec ce bouquet de fleurs, j’avais lancé une bombe dans l’esprit de Suzanne et, sans s’en douter, elle m’a planté en retour pour l’éternité un pieu dans le cœur.
Elle m’avait tiré une balle d’or, juste là !
Dans les couilles cervicales.
Je l’ai quand même gentiment engueulée en lui disant de mettre illico presto ce bas le laine dans le coffre de la première banque venue !
Ah mais !

Mes amis et néanmoins lecteurs de tout poil, sexe et âge, beaucoup d’entre-vous, je le sais, dégagent pas mal d’énergie à se préoccuper de l’avenir de notre belle jeunesse qui devient une denrée bien rare de nos jours.
C’est sûr, c’est parfait et même très salutaire.
Il conviendrait sans doute de se demander s’il ne faudrait pas consacrer autant d’efforts au présent de nos anciens.
Si les vieux n’ont aucun avenir, ils ont un présent riche de tout l’or du monde et d’un or de la plus belle alchimie qui ne sera jamais : l’expérience, le passé, l’histoire, la mémoire et le travail.
Les vieux, c’est souvent de la confiture d’amour et d’amitié.
La vieillesse est le miel de l'humanité.
Mais surtout, nos bons vieux ont aujourd’hui trop souvent un quotidien de merde, de honte, de regrets, de canicule et de solitude…

Contre mon gré, un jour, j’ai dû déménager pour aller m’installer en banlieue.
J’ai cependant gardé quelques contacts avec Suzanne que j’essayais comme je pouvais, d’appeler le plus souvent possible.
Elle m’appelait aussi quelquefois, timide, gênée de me déranger.
Et patati, patata…
Bon d’accord, quelquefois, j’avoue que ça me faisait chier, hein !
Mais bon…
Et puis, un après-midi, à l’occasion d’un rendez-vous professionnel dans son quartier, j’ai été sonné à sa porte.
En vain…
Dépité, je n’ai trouvé personne dans l’immeuble pour me renseigner sur sa situation.
Le soir même, je lui ai téléphoné et j’ai eu pour réponse ce message atroce, hélas trop connu « il n’y a plus d’abonné au numéro que vous avez demandé »

Aujourd’hui, en ce lundi de Pentecôte, je me réjouis tristement que Suzanne n’ait pas été emportée par la canicule de 2003.
Je m’en réjouis, comme certains autres qui, sans avoir jamais réclamé le corps, les cendres ou les mânes de leurs anciens, ont empoché sans mot dire, plusieurs mois, voire plusieurs années après la mort, les Louis et les Napoléon sonnant et trébuchant sans jamais rien connaître du présent (ou du passé proche) du pommier ou de la paumée.

Je t’aime Suzanne et je ne t’oublierai jamais.

Fin de loup

 

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