Vingt-sixième spectre (le taggueur)
Pour icelles et iceux qui ne connaissent pas mes contes des spectres, je précise qu'il s'agit de nouvelles relatant les petites
histoires de petites gens filant dans les dédales de la grande Histoire.
Ce sont des textes intéressants (ou pas) qu'il convient de lire calmement, en les sirotant et surtout, en se gardant de commencer par la fin où apparaît la clé, la révélation de l'histoire : sachez jouir de votre plaisir de lire.
Vous trouverez tous les autres spectres par un lien dans la colonne de gauche, tout en haut.
Ainsi agit la nature où, parmi les forces les plus fortes, se trouve la sympathie universelle qui gouverne les actions à distances. (Umberto Eco, l'île du jour d'avant)
Le vieux Cornélius était un con, mais en fait je lui dois une longue vie.
C’était sans doute l’homme le plus riche et le plus désagréable de la ville qui, reclus dans une énorme bâtisse, passait la moitié de son temps à faire suer une poignée de domestiques et l’autre part à insulter et conspuer les gens qui avaient le malheur de passer sous ses fenêtres.
Il se plaignait de tout et de tout le monde et il harcelait les magistrats et les gendarmes en faisant des procès et des scandales à tout vent et pour les motifs les plus futiles ou les plus consternants.
S’il fut marié et veuf un nombre incalculable de fois ce fut pour épuiser ses toujours très jeunes épouses avec son caractère de chien et des mœurs de cochon insatiable et pervers, mais Cornélius n’eut qu’un fils unique, Maxime, qui du reste devint mon meilleur ami.
Mes ennuis avec Cornélius commencèrent le jour de mes vingt ans à l’aube devant sa maison où j’étais avec mon pote Jules en train de dessouler en riant et en chantant à tue-tête les pires des paillardises.
Nous avions fêté cet anniversaire le jour précédant et toute la nuit en nous vautrant à baiser, à plaisanter et à boire dans tous les bordels et tavernes de la ville.
Nous étions sur le point de changer d’endroit pour aller cuver plus discrètement quand nous fûmes aspergés soudain par le contenu d’un pot de chambre que ce con de Cornélius nous balança ensuite du haut d’une terrasse avec toute une bordée d’injures.
En d’autres circonstances, nous aurions sans doute déguerpi sans demander notre reste, mais ce matin-là, nous sentant très humiliés par l’infâme pissat de ce vieux machin aigri, nous répondîmes de toutes nos forces à son jet et ses insultes par ce que nous connaissions de plus vulgaire et de plus offensant comme mots et comme gestes.
Cette engueulade dura bien près d’une demi-heure et nous partîmes enfin non sans avoir tenté de lapider le méchant râleur de tout ce que nous pouvions ramasser dans la rue.
Bien décidés à nous venger encore, nous sommes revenus les nuits suivantes pour déranger et provoquer le vieux qui cependant n’osa jamais descendre ou qui se refusa encore d’envoyer ses gens pour en découdre et il continua inlassablement de répondre furieux à toutes nos invectives et à toutes nos injures.
Ce petit manège dura plusieurs mois où une fois par semaine au moins nous n’hésitions pas à renouveler le scandale jusqu’à nous en lasser pour ourdir enfin contre Cornélius de nouveaux désagréments.
Ce fut Jules qui eu l’idée des graffitis obscènes et insultants à graver au fer ou au couteau sur le mur de façade principale de la maison de Cornélius.
Pendant des semaines et des semaines, nous nous sommes relayés pour presque chaque nuit rajouter une inscription en profitant d’un moment où nous savions que Cornélius était soit occupé à honorer les fesses de sa dernière épouse, soit à se saouler dans sa cave et à force, la large façade en fut couverte ce qui le jour ravissait toute une foule de badauds hilares.
Autant nos écrits et nos signes étaient faciles à marquer au plus vite ; autant il était difficile de les effacer et nous savions que le vieux devait en baver de rage !
Un soir d’août enfin, nous décidâmes d’aller inscrire un ultime message pour ensuite laisser tomber Cornélius que nous jugions bien assez puni comme ça, mais hélas pour nous cette dernière fois fut une fois de trop car le vieux nous tendit un piège qui devait sceller notre destin.
Alors que nous étions à pied d’œuvre et que je pissais contre un mur en face, une ombre surgit d’un coin de la maison et se précipita sur ce pauvre Jules qui était en train de graver la pire de nos insanités.
Il y eut un grand cri et voyant alors que mon ami commençait à se prendre une raclée magistrale, je me précipitai pour lui porter secours et en m’approchant de l’agresseur, je reconnus tout de suite le fils de Cornélius, Maxime, que je n’avais pas vu depuis des années.
Depuis qu’il fut soldat de carrière, Maxime ne revint jamais voir son père qu’il n’aima pas trop à vrai dire, et ma surprise fut grande de le revoir ainsi corriger mon pote Jules qui était déjà à terre inconscient et sanglant avant même que j’intervienne.
J’apprendrai plus tard que ce Maxime, fils unique, en manque d’argent pour l’avoir trop dépensé en jeux, en beuveries et en sauteries, était revenu demander crédit à son père qui n’a pas manqué en échange de lui demander le petit service de le débarrasser à jamais de nous et de nos gamineries.
Je sautai sur Maxime et le pris à bras le corps, mais d’un mouvement brusque, il se dégagea en me donnant un coup de coude dans la poitrine ; Je revins à la charge ; j’esquivai une nouvelle attaque puis reprenant tout mon appui, je lui envoyai en pleine figure un coup de poing si violent qu’il décolla presque du sol pour aller se cogner l’arrière du crâne contre le mur et s’effondrer enfin.
Je restai plusieurs minutes, haletant et abasourdi à contempler dans l’ombre les deux corps inertes de l’ami et de l’ennemi.
Je compris « hic et nunc » par intuition que s’en était fini de ma douce vie de fils de famille, de mon existence de garçon comblé, frivole et insouciant et qu’en moins d’une seconde mon destin avait basculé dans l’horreur et le déshonneur.
Je constatai en effet trop rapidement que si Jules respirait encore, ce fou de Maxime était sinon déjà mort du moins à l’agonie et sur ce moment, j’ai paniqué comme jamais plus je ne le referai de ma vie ou de ma mort.
La peur est bien les plus étrange et le plus ambiguë des ressentiments : Que l’on soit proie ou que l’on soit prédateur, elle vous épargne comme elle vous blesse ; elle vous trompe comme elle vous guide et elle vous perd comme elle vous sauve.
Ce soir-là, cette foutue frayeur m‘avait saisi tout mon esprit et tout mon corps à m’en croire damné à jamais, mais je ne savais pas encore qu’elle m’avait déjà en fait éloigné du néant et de tout pendant de longues années.
Je ramassai Jules et je le portai jusqu’à chez lui puis, je me précipitai chez moi où je réveillai mon père pour lui confesser tout le drame.
Cet homme, puissant, riche et intelligent que j’allais voir pour la dernière fois, me pardonna dans la seconde même un crime dont il aura dû sans aucun doute avoir du mal à se débarrasser de la honte et de l’opprobre et il me conseilla de m’exiler dans une de nos villas située à quelques deux jours de marche de la ville en attendant que les choses s’apaisent dans le calme, la diplomatie et pour le mieux du monde et de ses honnêtes gens.
J’adorais mon père qui me le rendait bien et c’est en pleurant qu’il me vit partir pour toujours vers mon étrange destin et c’est en chialant toutes les larmes de mon corps que je l’abandonnai sans le savoir à l’épouvantable sort qui sera le sien.
J’étais reclus en ermite désolé et rongé depuis plus d’un mois dans cette maison de campagne quand un envoyé de mon père m’informa de la suite des évènements.
Bonne nouvelle, Jules était indemne et Maxime était plus vivant que jamais !
Mauvaise nouvelle : Ce Maxime avait perdu un œil de mon coup de poing et il jurait pas vaux et par monts à qui voulait l’entendre qu’il me retrouverait pour me tuer même s’il devait passer tout le reste de sa vie à me traquer !
Ce messager me donna en outre de l’argent et des messages de ma famille m’enjoignant de gagner au plus vite la capitale où nous comptions de très bonnes relations et où je devrais me terrer en attendant que Maxime se lasse éventuellement de sa quête de vengeance.
Cet envoyé me révéla enfin que mon chasseur n’était à quelques heures de ma planque que je devais fuir sur le champ !
Bien que rassuré sur l’état de mon pote Jules et aussi quelque peu sur celui de Maxime, une nouvelle peur me mit alors à la croisée des chemins : Pour rejoindre cette grande ville refuge, je n’avais que deux routes aussi pénibles et dangereuses l’une que l’autre.
A l’Ouest le premier chemin s’enfonçait dans une forêt impénétrable bourrée d’impasses, de fauves et de brigands ; à l’Est, le second s’embourbait dans un marécage infâme qui était l’épouvante du plus ancien des anciens de la contrée depuis la nuit des temps.
Je me suis dit alors que Maxime en excellent chasseur et visiteur du coin qu’il était, devait connaître cette forêt comme sa poche et qu’il pouvait tout autant redouter ce marigot du diable qui devenait ainsi mon premier choix voire mon dernier salut.
Je partis donc incontinent et à pied vers l’Est, poussé par une panique de survie et porteur d’une simple besace pleine de bien des espoirs sinon de certitudes…
Monsieur le Scribe de ce Labyrinthe, avez-vous jamais mis les pieds dans un marécage ? Un vrai, un pur, un dur, un marécage primaire, pétri ; confit ; pourri d’eau, de terre, de gaz et du feu en colle de tout ce qui vit ; bouge ; remue ; rampe ; grésille ; frétille ; plonge ; pousse ; pique ; suce ; croque ; avale ; enfonce ; chie ; rote ou meurt sur cette planète ?
Monsieur le Scribe de ce Labyrinthe, savez-vous que le marécage est le nid de nombreuses vies tout comme il est l’enfer et la tombe de bien d’autres, de tant d’autres ?
Monsieur le Scribe de ce Labyrinthe, savez-vous qu’un marécage qui n’a aucun chemin permis ni construit est bien le dernier chemin à prendre et que moi, pauvre de moi, je l’ai pris et même emprunté sans rien dire à personne ?
Oui, je l’ai pris !
Je l’ai pris ce chemin du marécage et en moins d’une heure j’étais les deux pieds dans un piège qui m’aspirait tout le corps par un trou étouffant de sables mouvants.
Je ne pus rien faire sinon constater que j’étais happé par les tréfonds de la mort et de la gravitation.
Je ne pouvais m’accrocher à rien ; Je ne pouvais me reposer sur quoi que ce soit de consistant ou de salvateur : Je m’enfonçais inexorablement, petit à petit, de seconde en seconde, inéluctablement…
Alors, j’ai crié ; j’ai rugis ; j’ai prié ; j’ai pleuré, mais seules les bestioles, toutes les bestioles les plus répugnantes de cet enfer sont venu m’entourer non pas pour me secourir, mais naturellement pour festiner en aubaine de toutes mes chairs, de tous mes poils, de tout mon sang et de tous mes os.
Et j’ai continué à hurler et à maudire et quand j’ai eu de la merde au niveau de la poitrine, j’ai appelé mon père ; j’ai appelé ma mère ; j’ai appelé mon pote Jules ; j’ai même appelé Maxime.
Oui j’ai même appelé Maxime pour qu’il me sorte de là !
« Maxime ! »
« Maxime ! Viens ! »
« Maxime, pardonne-moi ! Sors-moi de là, je t’en supplie ! »
« Maxime ! »
…
Et Maxime est arrivé.
Il avait un bandeau noir sur l’œil gauche ; il était couvert de sueur et de poussière ; il avait les jambes en sang et il ricanait bêtement.
Et moi, je m’enfonçais.
Il s’est agenouillé non loin devant moi toujours en souriant en sarcasmes et il m’a regardé m’engouffrer.
J’ai dit : « Maxime, sors-moi de là, s’il te plait »
Mais Maxime a continué à ricaner sans rien dire.
J’ai dit : « Maxime, sors-moi de là, je t’en supplie »
Mais il riait toujours.
Le soir tombait ; je coulais ; les moustiques vrombissaient de leur putain de musique ; Maxime riait et j’avais de la boue jusqu’au menton.
Alors j’ai crié en tendant vers lui un main : « Maxime ! »
Maxime m’a pris la main et il m’a sorti de là.
Nous sommes bien restés une heure tels deux cons, à nous regarder, face à face ; à nous demander lequel bouffera l’autre le premier.
Nous sommes bien restés une heure sur ce lopin marécageux à remuer en silence le pourquoi du comment sans nous entretuer et à sans doute pressentir le pire du pire qui de toute façon doit arriver un jour.
Alors, Maxime s’est levé et il m’a dit : « Viens, nous réglerons tout ça chez nous »
Je me suis mis debout et je l’ai suivi des heures comme le dernier des esclaves jusqu’à ce que nous puissions nous coucher enfin sur une terre saine pour dormir.
Ce n’est pas la claire fraicheur de la rosée qui nous réveilla ce matin-là, mais une odeur suffocante de souffre et de brûlé.
Nous avons marché longtemps ensuite sous une pluie de cendre et Maxime paria pour un nouvel incendie de forêt qui égrenaient trop souvent nos étés.
Au pied d’une colline, nous nous accordâmes pour traverser un bout de cette maudite forêt afin de rejoindre la grande route qui nous ramènerait plus rapidement et plus sûrement chez nous pour enfin nous expliquer en tout honneur.
Ce parcours de traverse fut pénible car souvent, toutes sortes des bêtes de toute taille folles de panique courraient de partout vers nulle part, fuyant un invisible danger.
Parvenus sur la grande route, nous rencontrâmes bientôt une nombreuse foule en déshérence.
Il y avait là de tout avec tout sur les bras, sur le dos ou sur les épaules : Des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants des chiens, des chevaux, des ânes, tous aussi hagards les uns que les autres.
Ils nous dirent que ce n’était plus la peine de retourner chez nous.
Ils nous dirent que chez nous, il n’y avait plus personne de vivant ou de mort.
Ils nous dirent de venir avec eux.
Ils nous dirent qu’il ne restait plus rien de notre bonne ville de Pompéi.
Cornélius était un vieux con, mais je lui dois une longue vie.
Martin Lothar, le 22 juillet 2008.
Ce sont des textes intéressants (ou pas) qu'il convient de lire calmement, en les sirotant et surtout, en se gardant de commencer par la fin où apparaît la clé, la révélation de l'histoire : sachez jouir de votre plaisir de lire.
Vous trouverez tous les autres spectres par un lien dans la colonne de gauche, tout en haut.
Vingt-sixième spectre (le taggueur)
Ainsi agit la nature où, parmi les forces les plus fortes, se trouve la sympathie universelle qui gouverne les actions à distances. (Umberto Eco, l'île du jour d'avant)
Le vieux Cornélius était un con, mais en fait je lui dois une longue vie.
C’était sans doute l’homme le plus riche et le plus désagréable de la ville qui, reclus dans une énorme bâtisse, passait la moitié de son temps à faire suer une poignée de domestiques et l’autre part à insulter et conspuer les gens qui avaient le malheur de passer sous ses fenêtres.
Il se plaignait de tout et de tout le monde et il harcelait les magistrats et les gendarmes en faisant des procès et des scandales à tout vent et pour les motifs les plus futiles ou les plus consternants.
S’il fut marié et veuf un nombre incalculable de fois ce fut pour épuiser ses toujours très jeunes épouses avec son caractère de chien et des mœurs de cochon insatiable et pervers, mais Cornélius n’eut qu’un fils unique, Maxime, qui du reste devint mon meilleur ami.
Mes ennuis avec Cornélius commencèrent le jour de mes vingt ans à l’aube devant sa maison où j’étais avec mon pote Jules en train de dessouler en riant et en chantant à tue-tête les pires des paillardises.
Nous avions fêté cet anniversaire le jour précédant et toute la nuit en nous vautrant à baiser, à plaisanter et à boire dans tous les bordels et tavernes de la ville.
Nous étions sur le point de changer d’endroit pour aller cuver plus discrètement quand nous fûmes aspergés soudain par le contenu d’un pot de chambre que ce con de Cornélius nous balança ensuite du haut d’une terrasse avec toute une bordée d’injures.
En d’autres circonstances, nous aurions sans doute déguerpi sans demander notre reste, mais ce matin-là, nous sentant très humiliés par l’infâme pissat de ce vieux machin aigri, nous répondîmes de toutes nos forces à son jet et ses insultes par ce que nous connaissions de plus vulgaire et de plus offensant comme mots et comme gestes.
Cette engueulade dura bien près d’une demi-heure et nous partîmes enfin non sans avoir tenté de lapider le méchant râleur de tout ce que nous pouvions ramasser dans la rue.
Bien décidés à nous venger encore, nous sommes revenus les nuits suivantes pour déranger et provoquer le vieux qui cependant n’osa jamais descendre ou qui se refusa encore d’envoyer ses gens pour en découdre et il continua inlassablement de répondre furieux à toutes nos invectives et à toutes nos injures.
Ce petit manège dura plusieurs mois où une fois par semaine au moins nous n’hésitions pas à renouveler le scandale jusqu’à nous en lasser pour ourdir enfin contre Cornélius de nouveaux désagréments.
Ce fut Jules qui eu l’idée des graffitis obscènes et insultants à graver au fer ou au couteau sur le mur de façade principale de la maison de Cornélius.
Pendant des semaines et des semaines, nous nous sommes relayés pour presque chaque nuit rajouter une inscription en profitant d’un moment où nous savions que Cornélius était soit occupé à honorer les fesses de sa dernière épouse, soit à se saouler dans sa cave et à force, la large façade en fut couverte ce qui le jour ravissait toute une foule de badauds hilares.
Autant nos écrits et nos signes étaient faciles à marquer au plus vite ; autant il était difficile de les effacer et nous savions que le vieux devait en baver de rage !
Un soir d’août enfin, nous décidâmes d’aller inscrire un ultime message pour ensuite laisser tomber Cornélius que nous jugions bien assez puni comme ça, mais hélas pour nous cette dernière fois fut une fois de trop car le vieux nous tendit un piège qui devait sceller notre destin.
Alors que nous étions à pied d’œuvre et que je pissais contre un mur en face, une ombre surgit d’un coin de la maison et se précipita sur ce pauvre Jules qui était en train de graver la pire de nos insanités.
Il y eut un grand cri et voyant alors que mon ami commençait à se prendre une raclée magistrale, je me précipitai pour lui porter secours et en m’approchant de l’agresseur, je reconnus tout de suite le fils de Cornélius, Maxime, que je n’avais pas vu depuis des années.
Depuis qu’il fut soldat de carrière, Maxime ne revint jamais voir son père qu’il n’aima pas trop à vrai dire, et ma surprise fut grande de le revoir ainsi corriger mon pote Jules qui était déjà à terre inconscient et sanglant avant même que j’intervienne.
J’apprendrai plus tard que ce Maxime, fils unique, en manque d’argent pour l’avoir trop dépensé en jeux, en beuveries et en sauteries, était revenu demander crédit à son père qui n’a pas manqué en échange de lui demander le petit service de le débarrasser à jamais de nous et de nos gamineries.
Je sautai sur Maxime et le pris à bras le corps, mais d’un mouvement brusque, il se dégagea en me donnant un coup de coude dans la poitrine ; Je revins à la charge ; j’esquivai une nouvelle attaque puis reprenant tout mon appui, je lui envoyai en pleine figure un coup de poing si violent qu’il décolla presque du sol pour aller se cogner l’arrière du crâne contre le mur et s’effondrer enfin.
Je restai plusieurs minutes, haletant et abasourdi à contempler dans l’ombre les deux corps inertes de l’ami et de l’ennemi.
Je compris « hic et nunc » par intuition que s’en était fini de ma douce vie de fils de famille, de mon existence de garçon comblé, frivole et insouciant et qu’en moins d’une seconde mon destin avait basculé dans l’horreur et le déshonneur.
Je constatai en effet trop rapidement que si Jules respirait encore, ce fou de Maxime était sinon déjà mort du moins à l’agonie et sur ce moment, j’ai paniqué comme jamais plus je ne le referai de ma vie ou de ma mort.
La peur est bien les plus étrange et le plus ambiguë des ressentiments : Que l’on soit proie ou que l’on soit prédateur, elle vous épargne comme elle vous blesse ; elle vous trompe comme elle vous guide et elle vous perd comme elle vous sauve.
Ce soir-là, cette foutue frayeur m‘avait saisi tout mon esprit et tout mon corps à m’en croire damné à jamais, mais je ne savais pas encore qu’elle m’avait déjà en fait éloigné du néant et de tout pendant de longues années.
Je ramassai Jules et je le portai jusqu’à chez lui puis, je me précipitai chez moi où je réveillai mon père pour lui confesser tout le drame.
Cet homme, puissant, riche et intelligent que j’allais voir pour la dernière fois, me pardonna dans la seconde même un crime dont il aura dû sans aucun doute avoir du mal à se débarrasser de la honte et de l’opprobre et il me conseilla de m’exiler dans une de nos villas située à quelques deux jours de marche de la ville en attendant que les choses s’apaisent dans le calme, la diplomatie et pour le mieux du monde et de ses honnêtes gens.
J’adorais mon père qui me le rendait bien et c’est en pleurant qu’il me vit partir pour toujours vers mon étrange destin et c’est en chialant toutes les larmes de mon corps que je l’abandonnai sans le savoir à l’épouvantable sort qui sera le sien.
J’étais reclus en ermite désolé et rongé depuis plus d’un mois dans cette maison de campagne quand un envoyé de mon père m’informa de la suite des évènements.
Bonne nouvelle, Jules était indemne et Maxime était plus vivant que jamais !
Mauvaise nouvelle : Ce Maxime avait perdu un œil de mon coup de poing et il jurait pas vaux et par monts à qui voulait l’entendre qu’il me retrouverait pour me tuer même s’il devait passer tout le reste de sa vie à me traquer !
Ce messager me donna en outre de l’argent et des messages de ma famille m’enjoignant de gagner au plus vite la capitale où nous comptions de très bonnes relations et où je devrais me terrer en attendant que Maxime se lasse éventuellement de sa quête de vengeance.
Cet envoyé me révéla enfin que mon chasseur n’était à quelques heures de ma planque que je devais fuir sur le champ !
Bien que rassuré sur l’état de mon pote Jules et aussi quelque peu sur celui de Maxime, une nouvelle peur me mit alors à la croisée des chemins : Pour rejoindre cette grande ville refuge, je n’avais que deux routes aussi pénibles et dangereuses l’une que l’autre.
A l’Ouest le premier chemin s’enfonçait dans une forêt impénétrable bourrée d’impasses, de fauves et de brigands ; à l’Est, le second s’embourbait dans un marécage infâme qui était l’épouvante du plus ancien des anciens de la contrée depuis la nuit des temps.
Je me suis dit alors que Maxime en excellent chasseur et visiteur du coin qu’il était, devait connaître cette forêt comme sa poche et qu’il pouvait tout autant redouter ce marigot du diable qui devenait ainsi mon premier choix voire mon dernier salut.
Je partis donc incontinent et à pied vers l’Est, poussé par une panique de survie et porteur d’une simple besace pleine de bien des espoirs sinon de certitudes…
Monsieur le Scribe de ce Labyrinthe, avez-vous jamais mis les pieds dans un marécage ? Un vrai, un pur, un dur, un marécage primaire, pétri ; confit ; pourri d’eau, de terre, de gaz et du feu en colle de tout ce qui vit ; bouge ; remue ; rampe ; grésille ; frétille ; plonge ; pousse ; pique ; suce ; croque ; avale ; enfonce ; chie ; rote ou meurt sur cette planète ?
Monsieur le Scribe de ce Labyrinthe, savez-vous que le marécage est le nid de nombreuses vies tout comme il est l’enfer et la tombe de bien d’autres, de tant d’autres ?
Monsieur le Scribe de ce Labyrinthe, savez-vous qu’un marécage qui n’a aucun chemin permis ni construit est bien le dernier chemin à prendre et que moi, pauvre de moi, je l’ai pris et même emprunté sans rien dire à personne ?
Oui, je l’ai pris !
Je l’ai pris ce chemin du marécage et en moins d’une heure j’étais les deux pieds dans un piège qui m’aspirait tout le corps par un trou étouffant de sables mouvants.
Je ne pus rien faire sinon constater que j’étais happé par les tréfonds de la mort et de la gravitation.
Je ne pouvais m’accrocher à rien ; Je ne pouvais me reposer sur quoi que ce soit de consistant ou de salvateur : Je m’enfonçais inexorablement, petit à petit, de seconde en seconde, inéluctablement…
Alors, j’ai crié ; j’ai rugis ; j’ai prié ; j’ai pleuré, mais seules les bestioles, toutes les bestioles les plus répugnantes de cet enfer sont venu m’entourer non pas pour me secourir, mais naturellement pour festiner en aubaine de toutes mes chairs, de tous mes poils, de tout mon sang et de tous mes os.
Et j’ai continué à hurler et à maudire et quand j’ai eu de la merde au niveau de la poitrine, j’ai appelé mon père ; j’ai appelé ma mère ; j’ai appelé mon pote Jules ; j’ai même appelé Maxime.
Oui j’ai même appelé Maxime pour qu’il me sorte de là !
« Maxime ! »
« Maxime ! Viens ! »
« Maxime, pardonne-moi ! Sors-moi de là, je t’en supplie ! »
« Maxime ! »
…
Et Maxime est arrivé.
Il avait un bandeau noir sur l’œil gauche ; il était couvert de sueur et de poussière ; il avait les jambes en sang et il ricanait bêtement.
Et moi, je m’enfonçais.
Il s’est agenouillé non loin devant moi toujours en souriant en sarcasmes et il m’a regardé m’engouffrer.
J’ai dit : « Maxime, sors-moi de là, s’il te plait »
Mais Maxime a continué à ricaner sans rien dire.
J’ai dit : « Maxime, sors-moi de là, je t’en supplie »
Mais il riait toujours.
Le soir tombait ; je coulais ; les moustiques vrombissaient de leur putain de musique ; Maxime riait et j’avais de la boue jusqu’au menton.
Alors j’ai crié en tendant vers lui un main : « Maxime ! »
Maxime m’a pris la main et il m’a sorti de là.
Nous sommes bien restés une heure tels deux cons, à nous regarder, face à face ; à nous demander lequel bouffera l’autre le premier.
Nous sommes bien restés une heure sur ce lopin marécageux à remuer en silence le pourquoi du comment sans nous entretuer et à sans doute pressentir le pire du pire qui de toute façon doit arriver un jour.
Alors, Maxime s’est levé et il m’a dit : « Viens, nous réglerons tout ça chez nous »
Je me suis mis debout et je l’ai suivi des heures comme le dernier des esclaves jusqu’à ce que nous puissions nous coucher enfin sur une terre saine pour dormir.
Ce n’est pas la claire fraicheur de la rosée qui nous réveilla ce matin-là, mais une odeur suffocante de souffre et de brûlé.
Nous avons marché longtemps ensuite sous une pluie de cendre et Maxime paria pour un nouvel incendie de forêt qui égrenaient trop souvent nos étés.
Au pied d’une colline, nous nous accordâmes pour traverser un bout de cette maudite forêt afin de rejoindre la grande route qui nous ramènerait plus rapidement et plus sûrement chez nous pour enfin nous expliquer en tout honneur.
Ce parcours de traverse fut pénible car souvent, toutes sortes des bêtes de toute taille folles de panique courraient de partout vers nulle part, fuyant un invisible danger.
Parvenus sur la grande route, nous rencontrâmes bientôt une nombreuse foule en déshérence.
Il y avait là de tout avec tout sur les bras, sur le dos ou sur les épaules : Des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants des chiens, des chevaux, des ânes, tous aussi hagards les uns que les autres.
Ils nous dirent que ce n’était plus la peine de retourner chez nous.
Ils nous dirent que chez nous, il n’y avait plus personne de vivant ou de mort.
Ils nous dirent de venir avec eux.
Ils nous dirent qu’il ne restait plus rien de notre bonne ville de Pompéi.
Cornélius était un vieux con, mais je lui dois une longue vie.
Martin Lothar, le 22 juillet 2008.
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