Vingtième Spectre (un cafard)
Pour icelles et iceux qui ne connaissent pas mes contes des spectres, je précise qu'il s'agit de nouvelles relatant les petites histoires
de petites gens filant dans les dédales de la grande Histoire.
Ce sont des textes qu'il convient de lire calmement, en les sirotant et surtout, en se gardant de commencer par la fin où apparaît la clé, la révélation de l'histoire : sachez jouir de votre plaisir de lire.
Vous trouverez tous les autres spectres par un lien dans la colonne de gauche, tout en haut.
En attendant, faites donc connaissance avec ce très, très, mais vraiment très étonnant vingtième spectre :
Au départ ni ses vertus ni même ses vices ne rendent l'homme original. C'est plutôt le parti qu'il en tire avec un génie parfois pervers, qui continue de lui donner sa chance et qui lui assure, dans le monde animal un destin singulier. (Roger Caillois, Case d'un échiquier)
C’est le Scribe en personne qui accueillit ce vingtième spectre à la porte du Labyrinthe et qui recueillit aussitôt son histoire en scannant et dialoguant avec son « âme »
Il faut dire que ce spectre-là est bien hors du commun car il vécut en insecte et dans l’espèce sans doute la plus méprisée de cet ordre et même de tous les autres : Celle des cafards, celle des misérables blattes.
De ce fait, notre Scribe déploya tout son talent et bien de ses ressources pour transcrire enfin le récit que voici :
Je naquis comme toute unité de mon espèce en perçant un œuf pour n’avoir après plus qu’un seul acte à accomplir : Refaire cet œuf à l’identique et si possible en multiples exemplaires et tout le reste ne compte pas car pour nous, tout le reste n’existe pas.
Mon enfance n’a duré que quelques « minutes humaines » c’est-à-dire, le temps pour mon corps de sécher et d’étalonner la température et la pression de l’air ; pour mes antennes de se déplier et de s’azimuter et pour mes pattes de se délier, de forcir et de tester les vibrations ou les mouvements du sol.
Au premier pas, j’étais un adulte et le dernier ou le premier des cafards.
A ce stade pour nous, blatte de notre espèce, soit on tombe sur une unité de l’autre sexe avec qui l’on copule de suite, soit on part dans une direction quelconque pour la trouver coûte que coûte.
En route alors, on essaiera de se nourrir de tout ce que l’on pourra trouver pour avoir toujours la force de niquer à la première occasion.
Si nous autres, cafards, nous sommes par nature largement plus compliqués que les choses que l’humain fabrique, nous n’avons cependant pas plus de « sentiments » de « choix » ou de « pensées » : Nous n’avons aucune mémoire acquise ; nous ne connaissons ni la douleur, ni le plaisir, ni le raisonnement, ni la peur et la vie est pour nous aussi machinale que le battement du cœur d’un mammifère.
Pour ma part, après avoir tourné en vain dans ma maternité déserte, j’ai « choisi » (il m’a été ordonné de prendre) un cap que j’ai taché de garder (que je devais impérativement garder) jusqu’à rencontrer de la bouffe sinon une femelle.
Hélas je fus alors maudit de ma race en prenant une telle direction car pour tout le reste de mon existence, je me suis égaré dans un désert et jusqu’à ma mort, je n’ai pu ni me reproduire, ni manger.
Durant les premières semaines (de mon temps) j’arpentai une sorte de tube lisse et clos de toutes parts en me figeant sur place pendant des heures à la moindre vibration ou au moindre courant d’air.
Finalement, je sortis de ce tunnel pour m’engager sur une vaste plate-forme qui fut tout aussi interminable et vide d’intérêt quelconque.
Les forces commençaient à me manquer déjà quand je pénétrais enfin dans un nouveau tuyau beaucoup plus étroit que le premier et dans lequel je dus m’arrêter un très long moment pour sombrer alors dans une sorte de sommeil irrépressible.
Je fus réveillé par des vibrations épouvantables et je me suis mis à courir droit devant moi sans trop repérer le terrain.
Je sortais de ce second tube en débouchant dans un espace beaucoup plus volumineux quand ces pulsations se transformèrent bientôt en puissants martèlements et que le sol sous moi sembla alors s’incliner sans cesse d’un côté puis d’un autre pour bientôt se stabiliser un peu avant que les battements ne cessent enfin.
Cet évènement me fit me figer en alerte durant de longues heures quand soudain, une force terrible et impalpable m’arracha du sol pour me faire tournoyer dans le vide sans que je ne parvienne à atteindre une quelconque surface solide.
J’ai flotté ainsi en tournant sur moi-même jusqu’à ce qu’un courant d’air me pousse et me fasse pénétrer dans une sorte de sphère très réduite où je pus enfin m’accrocher à la paroi faite d’une matière molle comme de la mousse.
Enfin stabilisé, je rampai vers un minuscule alvéole au fond duquel, épuisé, je me tapis pour une éternité.
Je tombai alors dans une sorte de coma et je n'en sortis qu'à l'occasion d'une nouvelle série de chocs et de secousses.
Bientôt, presque tout l'espace de la sphère se remplit d'une matière pour moi inconnue et qui bien vite libéra une grande quantité de chaleur et d'humidité.
Je perçus alors de nouvelles vibrations que je découvrais encore et le Scribe me révèlera plus tard qu’il s’agissait des paroles d’un homme.
Une heure humaine après environ, je sombrai dans un nouveau coma d’où je ne devais jamais me réveiller.
Je mourus ainsi de faim et d’épuisement et finalement dans la honte d’avoir été complètement inutile à mon espèce et indigne d’elle à jamais.
…
Toutefois, dans le scriptorium du Labyrinthe, le Scribe me révéla que loin d’avoir un destin nul et non avenu, je devais me considérer comme le héros de tous les insectes de mon ordre et même de tous les êtres vivants de la planète.
Car en fait, mon dernier refuge qui sera ma tombe fut le casque de l’astronaute Neil Armstrong avec qui, le 21 juillet 1969, à deux heures cinquante-six minutes et quinze secondes en temps universel, j’ai « foulé » le sol de notre satellite à tous, la Lune !
Martin Lothar, le 14 mars 2008
Ce sont des textes qu'il convient de lire calmement, en les sirotant et surtout, en se gardant de commencer par la fin où apparaît la clé, la révélation de l'histoire : sachez jouir de votre plaisir de lire.
Vous trouverez tous les autres spectres par un lien dans la colonne de gauche, tout en haut.
En attendant, faites donc connaissance avec ce très, très, mais vraiment très étonnant vingtième spectre :
Au départ ni ses vertus ni même ses vices ne rendent l'homme original. C'est plutôt le parti qu'il en tire avec un génie parfois pervers, qui continue de lui donner sa chance et qui lui assure, dans le monde animal un destin singulier. (Roger Caillois, Case d'un échiquier)
C’est le Scribe en personne qui accueillit ce vingtième spectre à la porte du Labyrinthe et qui recueillit aussitôt son histoire en scannant et dialoguant avec son « âme »
Il faut dire que ce spectre-là est bien hors du commun car il vécut en insecte et dans l’espèce sans doute la plus méprisée de cet ordre et même de tous les autres : Celle des cafards, celle des misérables blattes.
De ce fait, notre Scribe déploya tout son talent et bien de ses ressources pour transcrire enfin le récit que voici :
Je naquis comme toute unité de mon espèce en perçant un œuf pour n’avoir après plus qu’un seul acte à accomplir : Refaire cet œuf à l’identique et si possible en multiples exemplaires et tout le reste ne compte pas car pour nous, tout le reste n’existe pas.
Mon enfance n’a duré que quelques « minutes humaines » c’est-à-dire, le temps pour mon corps de sécher et d’étalonner la température et la pression de l’air ; pour mes antennes de se déplier et de s’azimuter et pour mes pattes de se délier, de forcir et de tester les vibrations ou les mouvements du sol.
Au premier pas, j’étais un adulte et le dernier ou le premier des cafards.
A ce stade pour nous, blatte de notre espèce, soit on tombe sur une unité de l’autre sexe avec qui l’on copule de suite, soit on part dans une direction quelconque pour la trouver coûte que coûte.
En route alors, on essaiera de se nourrir de tout ce que l’on pourra trouver pour avoir toujours la force de niquer à la première occasion.
Si nous autres, cafards, nous sommes par nature largement plus compliqués que les choses que l’humain fabrique, nous n’avons cependant pas plus de « sentiments » de « choix » ou de « pensées » : Nous n’avons aucune mémoire acquise ; nous ne connaissons ni la douleur, ni le plaisir, ni le raisonnement, ni la peur et la vie est pour nous aussi machinale que le battement du cœur d’un mammifère.
Pour ma part, après avoir tourné en vain dans ma maternité déserte, j’ai « choisi » (il m’a été ordonné de prendre) un cap que j’ai taché de garder (que je devais impérativement garder) jusqu’à rencontrer de la bouffe sinon une femelle.
Hélas je fus alors maudit de ma race en prenant une telle direction car pour tout le reste de mon existence, je me suis égaré dans un désert et jusqu’à ma mort, je n’ai pu ni me reproduire, ni manger.
Durant les premières semaines (de mon temps) j’arpentai une sorte de tube lisse et clos de toutes parts en me figeant sur place pendant des heures à la moindre vibration ou au moindre courant d’air.
Finalement, je sortis de ce tunnel pour m’engager sur une vaste plate-forme qui fut tout aussi interminable et vide d’intérêt quelconque.
Les forces commençaient à me manquer déjà quand je pénétrais enfin dans un nouveau tuyau beaucoup plus étroit que le premier et dans lequel je dus m’arrêter un très long moment pour sombrer alors dans une sorte de sommeil irrépressible.
Je fus réveillé par des vibrations épouvantables et je me suis mis à courir droit devant moi sans trop repérer le terrain.
Je sortais de ce second tube en débouchant dans un espace beaucoup plus volumineux quand ces pulsations se transformèrent bientôt en puissants martèlements et que le sol sous moi sembla alors s’incliner sans cesse d’un côté puis d’un autre pour bientôt se stabiliser un peu avant que les battements ne cessent enfin.
Cet évènement me fit me figer en alerte durant de longues heures quand soudain, une force terrible et impalpable m’arracha du sol pour me faire tournoyer dans le vide sans que je ne parvienne à atteindre une quelconque surface solide.
J’ai flotté ainsi en tournant sur moi-même jusqu’à ce qu’un courant d’air me pousse et me fasse pénétrer dans une sorte de sphère très réduite où je pus enfin m’accrocher à la paroi faite d’une matière molle comme de la mousse.
Enfin stabilisé, je rampai vers un minuscule alvéole au fond duquel, épuisé, je me tapis pour une éternité.
Je tombai alors dans une sorte de coma et je n'en sortis qu'à l'occasion d'une nouvelle série de chocs et de secousses.
Bientôt, presque tout l'espace de la sphère se remplit d'une matière pour moi inconnue et qui bien vite libéra une grande quantité de chaleur et d'humidité.
Je perçus alors de nouvelles vibrations que je découvrais encore et le Scribe me révèlera plus tard qu’il s’agissait des paroles d’un homme.
Une heure humaine après environ, je sombrai dans un nouveau coma d’où je ne devais jamais me réveiller.
Je mourus ainsi de faim et d’épuisement et finalement dans la honte d’avoir été complètement inutile à mon espèce et indigne d’elle à jamais.
…
Toutefois, dans le scriptorium du Labyrinthe, le Scribe me révéla que loin d’avoir un destin nul et non avenu, je devais me considérer comme le héros de tous les insectes de mon ordre et même de tous les êtres vivants de la planète.
Car en fait, mon dernier refuge qui sera ma tombe fut le casque de l’astronaute Neil Armstrong avec qui, le 21 juillet 1969, à deux heures cinquante-six minutes et quinze secondes en temps universel, j’ai « foulé » le sol de notre satellite à tous, la Lune !
Martin Lothar, le 14 mars 2008
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