Quinzième spectre (la fille du Procope)
1 Octobre 2007 , Rédigé par Martin-Lothar Publié dans #Runes
Ce n'était plus un « adulescens » pas encore un « barbatus » mais un « juvenis » un rejeton de la race sénatoriale à l'époque de
Sylla. (Ernst Jünger, le Lance-pierres).
Anaïs Deshorties naquit en 1765 à Paris.
Son père était un modeste ébéniste de la rue Saint-Antoine dont le travail appliqué fournissait une aise certaine au foyer.
Fille unique, elle passa ses dix premières années dans la quiétude, le bonheur et la chaleur des soins maternels jusqu’à ce que son père soit atteint d’une maladie musculaire l’obligeant à
réduire ses activités de façon notable.
A son grand désespoir de plus, sa mère fut amenée à reprendre son emploi de blanchisseuse.
Hélas cela ne suffit pas et dès qu’Anaïs eut quinze ans, ses parents s’arrangèrent pour la faire embaucher comme fille de salle au fameux café Procope dans le quartier latin dont ils
connaissaient le tenancier.
Ils n’eurent pas de mal à réaliser ce projet dans la mesure où Anaïs était une très jolie fille qui ne manquait ni d’agilité, ni de grâce et de courage et dès ses premiers jours de service, elle
se fit tant remarquer et apprécier que certains clients ne venaient plus que pour voir « la nouvelle serveuse »
A cette époque, le Procope était le lieu de rendez-vous de toute l’intelligentsia parisienne : Ecrivains, savants, poètes, philosophes, peintres, musiciens, parlementaires, acteurs, petits ou
grands bourgeois, voire même des aristocrates de haut rang s’y rencontraient souvent pour discuter ou s’invectiver et accessoirement pour se restaurer ou s’enivrer entourés de femmes
légères, d’admirateurs ou d’étudiants fervents.
Anaïs devint rapidement l’égérie de tout ce petit monde bouillonnant et bruyant et ce d’autant plus qu’elle avait aussi un grand sens de la répartie qui, allié à une belle innocence naturelle
provoquait presque chaque jour rires et ravissements parmi la clientèle.
Aucun des grands personnages arrivant au Procope ne manquait de s’inquiéter de la présence ou de la santé d’Anaïs et de demander au patron de l’attacher à leur service.
C’est ainsi qu’Anaïs fut aux petits soins de Voltaire, de Beaumarchais, de Rousseau, de d’Alembert, du vieux Benjamin Franklin et bien d’autres célébrités de l’époque.
Elle se fit aussi beaucoup d’amies parmi les actrices du théâtre voisin qui après ou avant les représentations venaient se détendre dans un petit salon bien à l’écart de la foule.
La célébrité de l’établissement augmentant de jour en jour, de nombreux aristocrates et pas des moindres vinrent s’y « encanailler » dans l’espoir d’y rencontrer les intellectuels et artistes et
ce, à toutes fins utiles.
Anaïs toutefois n’appréciait pas trop de servir ces nobles clients car ils étaient par trop souvent d’un mépris, d’une exigence, d’une vanité, voire d’une méchanceté sans nom et parfois indigne
de leur rang et de leur famille.
Elle n’avait cependant pas le choix de la clientèle et bien des fois, elle se fatiguait plus à renfrogner sa colère contre ces jean-foutre qu’à peaufiner son service.
Un soir d’octobre 1780, ce fut à cet égard le paroxysme : Dans le grand salon, une poignée de nobliaux dépités de n’avoir entrevu le grand Voltaire s’en prit aux employés et à Anaïs en
particulier qu’ils essayèrent de faire tourner en bourrique par des demandes ou des remarques plus qu’injurieuses.
Mais la belle servante serra les dents et tint le coup jusqu’au bout, ne voulant donner à ces gens qui n’attendaient que ça, aucun signe quelconque d’exaspération ou d’amabilité.
Vers minuit, ces malvenus ayant enfin vidé les lieux, Anaïs s’enquit du service du dernier client attablé comme à son ordinaire dans le fond de la salle du bas.
C’était un grand habitué qu’elle connaissait un peu et dont elle appréciait le calme et la discrétion : Un étudiant en droit d’une vingtaine d’années, qui passait grave et sérieux la plupart de
ses soirées à écrire on ne sait quoi en buvant tisane sur tisane en ne s’intéressant à rien ni à personne aux alentours.
Quand Anaïs lui apporta son dernier pot d’eau bouillante, il leva les yeux sur elle et lui demanda avec un sourire aimable pourquoi elle semblait si nerveuse et encolérée.
Anaïs lui raconta alors sa soirée infernale avec les aristocrates qu’elle vouait désormais aux gémonies.
Elle acheva même son récit par un : « Si vous saviez Monsieur comme ils sont odieux, vous leur arracheriez la tête à coup sûr »
A ces mots, le jeune homme tressaillit et répliqua : « Leur arracher la tête, Anaïs ? Comme vous y allez ! »
Pensant avoir choqué son jeune client, Anaïs ajouta : « C’était pour rire un peu ! Je disais ça pour rire, Monsieur de Robespierre ! »
Martin Lothar le 1er octobre 2007
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