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Martin-Lothar

Vingt-cinquième Spectre (L’ami obscur)

28 Mai 2008 , Rédigé par Martin-Lothar Publié dans #Runes

Pour icelles et iceux qui ne connaissent pas mes contes des spectres, je précise qu'il s'agit de nouvelles relatant les petites histoires de petites gens filant dans les dédales de la grande Histoire.
Ce sont des textes intéressants (ou pas) qu'il convient de lire calmement, en les sirotant et surtout, en se gardant de commencer par la fin où apparaît la clé, la révélation de l'histoire : sachez jouir de votre plaisir de lire.
Vous trouverez tous les autres spectres par un lien dans la colonne de gauche, tout en haut.


Vingt-cinquième Spectre (L’ami obscur)

Ce qu'on demande à un ami c'est son amitié et tout le reste on laisse à ses pires ennemis le soin de l'inventer. (Henri Laborit, Éloge de la fuite)

Les garçons n'arrivent pas tous au but parce qu'ils ont commencé trop jeunes. Alors il vient une heure qui est comme un immense désert entre le passé et demain. Il y a beaucoup qui sont perdus dans le désert. Ils sont très malheureux, ils souffrent une abominable peine. (Francis Carco, Les Innocents)


Nous n’avions pas même dix ans quand nous nous rencontrâmes lui et moi.
Ce matin-là, nous nous assîmes au premier rang, côte à côte, sur le même banc de notre école où nous devions conserver cette place pendant deux années consécutives.
Dans le trouble de la rentrée, nous avons sans doute instinctivement suivi le vieil adage voulant que « qui se ressemblent s’assemblent » et en moins d’un jour nous étions devenus les meilleurs amis du monde.
Car nous nous ressemblions comme des jumeaux tant de corps que d’esprit : Grands pour notre âge, mince, le visage pointu, intelligent et avenant, la même peau très blanche, la même coiffure en cheveux plats et longs comme celle d’une fille.
J’étais aussi fort en thème, en Histoire et en poésie qu’il l’était en géométrie, en calcul ou en géographie et s’il me trouvait une faiblesse en Grec, j’avais quelques avantages sur lui en sciences naturelles.
Bref, nous nous ressemblions en tout, pour tout et envers le monde entier !

Bien que nous habitions deux quartiers opposés de la ville, lui chez les bourgeois, moi chez les ouvriers, nous fîmes ce soir-là quelques pas de conserve dans une direction opposée à nos deux domiciles pour échanger le plus de paroles possibles tant nous étions fervents et heureux de notre rencontre.
Les retrouvailles du lendemain furent radieuses et nous nous baptisâmes alors de surnoms que nous cessâmes d’employer : Moi, j’étais « éminence » car il me voyait plus tard en évêque ou en un cardinal tonitruant des sermons grandioses et implacables dans toutes les cathédrales d’Occident ; lui était « le général » car il ne pouvait que mourir Maréchal de France, couvert de sang, d’honneurs et de médailles.

Au fil du temps, notre amitié s’endurcit à tel point que nous avions beaucoup de mal à nous séparer ne fut-ce qu’une heure.
Quand nous n’avions pas école, nous tannions les adultes pour qu’ils nous autorisent à nous retrouver tout deux en chef d’une bande nombreuse de joyeux drilles dans quelque terrain vague des faubourgs pour passer des journées entières à machiner des jeux épuisants ou des plans sur des comètes que seuls les enfants peuvent concevoir ou imaginer.
Et ce n’était alors que courses haletantes et effrénées dans les taillis ou les sous-bois par tous les temps et par toutes les lumières ; ce n’était que des comédies improvisées sur des thèmes de fortune ou d’idéaux enfantins ; ce ne fut que des chasses incroyables pour des trésors de quatre sous ou de bouts de ficelles aussi vite perdus que retrouvés dans des rires complices et éclatants de plaisir, explosant aux larmes du plus grand bonheur qui jamais plus ne sera.
La seconde année, on me permit souvent d’aller déjeuner chez le « général » et ce fut alors pour moi, quelque peu pauvre orphelin, tant un honneur, une joie qu’un étonnement de découvrir la vie agitée, compliquée et profuse d’une grande famille soudée et comblée.
Je fus aussi invité parfois à dormir dans la chambre même de mon ami et si pour l’occasion on installait pour moi un petit lit d’appoint, nous nous endormions souvent dans les mêmes draps, enlacés comme des amoureux, ivres de sommeil, de rêves, de futur, de lectures et d’aventures.

Hélas, notre monde ne se nourrit pas que d’enfance, d’îles au trésor ou d’eau douce et un matin de juin, ce fut le drame…
Mon ami m’annonça en effet qu’il devait quitter dans quelques jours notre ville avec armes et bagages pour s’installer à Paris où sa famille jugeait qu’il y avait là-bas une plus belle forge pour son destin et pour celui de ses frères.
Je me souviendrai toute ma vie de cette journée où, au pied des remparts, assis sur une pierre au soleil, nous restâmes des heures l’un à côté de l’autre, à soupirer ; à pleurer ; à rire jaune ; à sourire inquiétés et accablés et surtout, à pressentir l’effroyable silence de la séparation, de la solitude, de l’ennui, du vide abyssale de notre amitié à jamais dissoute et bientôt oubliée.
Bien sûr nous promîmes, nous jurâmes de nous écrire tous le jours que Dieu fasse pendant des siècles et des siècles, et nous nous engageâmes à nous revoir le plus tôt et le plus souvent possible tout en devinant un peu quand même que nos vies respectives ne seraient désormais plus toujours d’accords avec l’ardeur de nos jeunes rêves ou de nos projets amicaux.

Ce jour-là, à l‘angélus, sous le vol sombre et lent des corneilles, nous restâmes plusieurs minutes, de bien trop courtes secondes, l’un contre l’autre, enlacés, joue contre joue en tâchant de mélanger au mieux nos esprits, nos souvenirs, nos espoirs, nos âmes, notre peine et nos larmes.

Je ne devais plus jamais le revoir.

Dans les mois qui suivirent nous échangeâmes une ardente correspondance qui bientôt devint sporadique et lapidaire pour s’éteindre enfin dans l’indifférence et la différence de nos destins et de nos préoccupations quotidiennes.
L’éloignement comme l’adolescence dissout dans une négligence plus ou moins consciente les plus belles âmes et les affections les plus profondes.

Jusqu’à ma mort cependant, je n’aurai entendu parler que de lui : Il devint dans la gloire et la célébrité ce que je fus dans la médiocrité et l’anonymat.
Il fut un héros national, un père spirituel de son époque et de son pays, un gardien universel de la pensée et un enfant chéri de sa cité natale alors que je n’aurais été toute ma vie dans cette même ville qu’un pauvre vers, mais pas luisant ni même reluisant.
On peut bien rêver son destin tant que l’on veut ; on aura tout au plus celui que l’on se forgera et que l’on mérite somme toute, jusqu’au dernier souffle, jusqu’à la dernière grimace ou l’ultime sourire.

Après de bonnes études, je décidai de faire le séminaire pour entrer dans les ordres.
Quelques semaines n’auront suffi qu’à enterrer mes rêves de prélat et d’autre « éminence » et je fus affecté alors dans un collège lugubre et sale et tant que professeur chahuté d’un Latin que l’alcool me fit bientôt plus ou moins perdre.
J’avais toujours gardé cependant le goût de la poésie et je composai des odes et encore des odes à la gloire de l’enfance et bel et bien toutes inondées des souvenirs de mon amitié avec le désormais si célèbre et si glorieux « général »
Un jour, excité par le vin, j’envoyai à ce même « général » d’ami d’enfance un manuscrit de mes œuvres éternelles et sublimes afin qu’il se remémore de ma pauvre personne, mais surtout qu’il les fasse connaître à tous les grands esprits qu’il fréquentait peu ou prou.
J’appris plus tard qu’à ce moment précis, la politique carnassière exilait mon grand homme d’ami dans une île étrangère et je n’ai jamais su du coup où mon colis parvînt ni dans quel caniveau il fut jeté.

Le scribe du Labyrinthe m’apprendra que le « général » et moi-même mourûmes le même jour et pratiquement à la même heure.
Ceci fut le combat du jour et de la nuit…
Nos vies, nos destins comme le sort de nos deux cadavres auront été encore plus que différents : Alors que pleuré par une immense foule, il entrait pour l’éternité dans un glorieux tombeau, je fus jeté comme une merde et en catimini dans une fosse commune de Besançon après que mes fossoyeurs aient empoché l’argent de ma concession.

Ceci étant, maintenant, tout ce que j’espère en spectre que je suis, c’est qu’un jour je puisse encore une fois, ne serait-ce qu’une minute seulement, un toute petite seconde, délirer d’amitié et de bonheur avec le général, mon ami le « général », mon pote Victor Hugo.


Note : Notre Victor Hugo national, dont toute bonne ville française qui se respecte a une voie qui en porte le nom ; Totor comme je l’appelle était très doué pour les maths et pensa même à 18 ans faire une carrière dans ce domaine.
Comme quoi nos plus grands rêves percent souvent des avenues dans les avenirs les plus inattendus.
La phrase que j’ai reprise plus haut : « Ceci est le combat du jour et de la nuit » furent les derniers mots de Victor, fils du « général » d’empire Joseph Hugo.


Martin Lothar, le 26 mai 2OO8
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D
Ça c,est du grand Martin ToThar!
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M
<br /> Daniel : Oui tôt ou tard<br /> <br /> <br />
L
Formidable.
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M
<br /> La mère Castor : Merci.<br /> <br /> <br />
B
moi aussi, je trouve cette histoire très triste.
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M
<br /> Berthoise : On n'est pas là pour rigoler sans arrêt non plus. Le prochain sera un peu inquiétant aussi quant au n° 27, il sera particulièrement truculent.<br /> <br /> <br />
P
Les fantômes devraient arriver à se retrouver dans les mêmes draps
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M
<br /> Prax : Pourvu que ce ne soit pas dans de sales draps...<br /> <br /> <br />
A
Snif, c'est un peu tristounet.
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M
<br /> Alf : Tous les spectres ne sont pas drôles non plus hein !<br /> <br /> <br />